4.1.4 POUR CONCLURE

Nous avons vu tout au long de ces trois entretiens de jeunes femmes fréquentant ou ayant fréquenté la Mission Locale, comment ont pu se construire des systèmes de valeurs et se mettre en place des conduites d'insertion professionnelle marqués par de nombreuses similitudes.

Christine, Latifa et Nadine illustrent parfaitement la problématique de l'orientation professionnelle traditionnelle des filles. "Aide à domicile", "baby-sitter", "secrétaire", "agent administratif" ou "chargée de communication", ces identités professionnelles pour autrui qui constituent l'horizon professionnel de ces jeunes femmes sont représentatives des "métiers traditionnellement féminins". De la même façon, le travail à temps partiel, les Contrats Emploi Solidarité, les remplacements informels, sont typiques de la "précarité" professionnelle féminine.

Et toutes les trois également, à leur façon, n'appréhendent pas le travail comme une nécessité incontournable, indispensable à la construction de leur identité sociale.

Latifa, initie un parcours d'insertion professionnelle pensé dans les termes d'une temporalité limitée. L'identité sociale de Latifa se construit autour de la catégorie de mère au foyer, et son identité professionnelle visée de "secrétaire" est pensée dans une temporalité exclusivement pré-maritale. Le travail prend alors sens pour elle en tant qu'activité temporaire mais régulière, réduite au temps social du célibat, et instrumentale puisque devant permettre la constitution de sa dot.

Christine, marquée par un parcours d'exclusion, davantage que d'insertion, tant sociale que professionnelle, a construit son système de valeurs associées au travail dans les termes d'un possible, non indispensable à la réalisation de son projet : être mère. Son identité sociale se construit autour de l'"identité visée" de mère au foyer, comme identité centrale, autour de laquelle une identité périphérique de professionnelle de la santé pourra se construire si des opportunités se présentent. Le travail prend sens pour Christine en tant qu'activité intermittente venant compléter des ressources négociées auprès des organismes sociaux. Activité temporaire et instrumentale, le travail n'est pas source d'identité professionnelle.

Quant à Nadine, si son parcours d'insertion professionnelle semble temporairement stabilisé, elle n'est pas parvenue pour autant à construire une identité professionnelle signifiante. Son identité sociale va se construire autour d'une "identité pour soi" "d'artiste" qu'elle oppose à une introuvable identité professionnelle. Le travail prend sens pour elle en tant qu'activité permanente et régulière qu'elle souhaiterait temporaire et irrégulière, pour mieux concilier la nécessité alimentaire que représente pour elle le travail et une nécessité de réalisation personnelle que représente sa passion des métiers artistiques.

Le travail représente un moyen de gagner de l'argent, qu'il soit ou non substituable. Substituable par un mari qui sera pourvoyeur des besoins familiaux pour Latifa, substituable par un système de redistribution pour Christine, mais incontournable pour Nadine qui ne peut s'envisager dans la peau d'une femme au foyer dépendante de son mari.

Mais pour toutes les trois, le travail est bien davantage une nécessité financière qu'un espace de réalisation personnelle où elles pourront se faire "plaisir".

C'est donc dans des espaces non professionnels, familiaux ou culturels, qu'elles vont construire leur identité sociale ; qu'il s'agisse d'"identités visées" de mères au foyer, ou d'une identité d'artiste amateur.

Bien qu'ayant des parcours et des logiques d'insertion socioprofessionnelle très différentes, ces trois jeunes femmes s'accordent toutes à ne pas attribuer au travail une valeur centrale dans la définition d'elles-mêmes. L'identité professionnelle, parce que "problématique" pour des raisons variées, est mise à distance au profit d'identités sociales ou familiales davantage signifiantes.

Problématique pour Latifa parce que l'identité professionnelle visée de <<secrétaire>> est une identité potentielle temporaire qu'elle ne parvient pas à mettre en oeuvre, faute d'aboutir dans ses démarches de recherche d'emploi.

Problématique pour Christine parce que le processus de reconnaissance réciproque, reconnaissance du salarié par l'employeur et reconnaissance de l'employeur par le salarié, qui va fonder l'identité professionnelle, ne peut se construire faute de formation professionnelle, de stabilité des contrats de travail, et d'homogénéisation des cadres de travail. <<Remplaçante>>, Christine ne parvient pas à s'identifier aux catégories officielles d'"aide à domicile" et d'"aide aux personnes âgées".

Problématique enfin pour Nadine parce que l'identité professionnelle d'<<agent administratif chargé de la communication et des relations extérieures>> ne s'accorde pas avec l'identité d'"artiste" qu'elle voudrait pouvoir valoriser.

La socialisation à l'emploi se révèle à ces jeunes femmes problématique, voire inaccessible. Elles s'attacheront en conséquence à construire leur identité dans les espaces familiaux et non professionnels.

C'est alors par divers processus de mise à distance de ces "identités pour autrui" actuelles inacceptables - "demandeuse d'emploi", "aide à domicile", "agent administratif" - qu'elles vont tenter de construire des identités socioprofessionnelles signifiantes.

Il s'agira alors pour Latifa de construire son parcours d'insertion dans une logique de qualification, appréhendée comme le moyen d'accéder temporairement au marché du travail pour y constituer une dot nécessaire à la réalisation de son "projet" : être mère de famille. Le travail ne constitue pas un objectif mais un moyen.

Il s'agira pour Christine de construire son parcours dans une logique de certification professionnelle, substituable si nécessaire par le RMI, car son objectif est de devenir mère de famille. Une fois encore, le travail est un moyen, pas un objectif.

Il s'agira enfin pour Nadine de construire son parcours dans une logique de qualification professionnelle appréhendée comme moyen de faire s'accorder "identité pour soi" et "identité pour autrui", tout en prenant soin de préserver sa passion dans l'espace non professionnel. Là encore, le travail est un moyen pas un objectif.

La formation professionnelle se construit pour toutes les trois comme un moyen de mettre à distance des "identités pour autrui" actuelles non acceptables. Mais le recours à la formation ne s'inscrit pas nécessairement dans des logiques d'insertion professionnelles durables. En outre, l'investissement que représente la formation est davantage appréhendé dans les termes du "possible" que dans les termes de l'"incontournable", car dans tous les cas la formation ne conditionne pas la construction d'une identité sociale qui trouvera à se réaliser dans d'autres espaces que le seul espace professionnel.

En outre, de façon très explicite pour Latifa et Nadine, mais peut-être également pour Christine, la formation professionnelle se présentera comme le moyen de récupérer un parcours scolaire marqué par l'échec faute d'avoir fourni un travail suffisant. L'échec est ainsi évalué comme la conséquence d'un manque d'efforts que seules elles se doivent d'assumer. Car socialisées à l'idéologie scolaire du "mérite", elles ne peuvent que seules être responsables de ces échecs, qui sont dès lors construits comme des échecs individuels et non comme des échecs sociaux.

L'échec, construit socialement comme le résultat d'un manque de travail et d'efforts, va se révéler incompréhensible dès lors que le travail n'induit pas la réussite. C'est ce que viennent nous dire Latifa, Christine et Nadine en regrettant le manque d'appui plus conséquent de la Mission Locale lors de leurs démarches de recherche d'emploi. Car cette période de recherche d'emplois, marquée par un fort investissement, se révélera ou se sera révélée un échec qu'il leur faut tenter de comprendre autrement que par les catégories du travail et de l'effort. Quel est donc la nature de cet échec qu'elles ne méritent pas ?

La Mission Locale est alors mobilisée, directement et indirectement, pour tenter de donner sens à ces échecs. Directement, en exprimant le regret que la Mission Locale ne puisse pas intervenir plus directement lors des procédures de recrutement dans les entreprises. Indirectement, en exposant cette problématique au cours de cet échange, afin que je puisse, sans doute, les éclairer sur la nature de ces échecs.

Ainsi, ce qui est attendu de la Mission Locale c'est qu'elle puisse se substituer à elles lors des entretiens d'embauche qui constituent pour elles une étape infranchissable. Car ce qui est en jeu au cours d'un entretien d'embauche, et qui se constitue comme problème commun à toutes trois, et à de nombreuses jeunes femmes rencontrées, est la présentation de soi. L'échec n'est donc plus imputable à la catégorie de l'effort mais à la catégorie de la communication.

C'est la difficulté de "se parler", de <<se vendre>> dira Nadine, qui va se constituer en "handicap" majeur lors de cette étape cruciale qu'est l'étape de l'entretien d'embauche. Que cette difficulté soit justifiée dans les termes de la <<timidité>>, comme avec Nadine, ou dans les termes du manque de <<motivation>> comme avec Christine, elle renvoie dans tous les cas à un défaut communicationnel qui s'est constitué comme quasi "handicap" social dans une société devenue communicationnelle.

Socialisées, comme l'illustrera Nadine, dans des milieux familiaux davantage régis par la non-communication, l'habitus relationnel se révélera inadapté à affronter une société, qui dans le même temps, s'est construite dans les termes du "tout communication", et où l'entretien d'embauche, constitue une figure émergente de ce processus. Latifa et Nadine évoqueront toutes deux leur angoisse et leur refus de participer aux séances de "Techniques de Recherche d'Emploi" animées par la Mission Locale pour aider les jeunes à négocier au mieux l'étape de l'entretien d'embauche. Car ces séances les confronteront, elles le savent, Nadine l'exprimera clairement, Latifa y apportera une justification en termes de <<perte de temps>>, aux difficultés qui sont les leurs de s'exprimer dans un cadre d'évaluation.

Ce n'est pas la capacité de ces jeunes femmes à s'exprimer qui est ici interrogée, les entretiens nous apportent la preuve s'il en était besoin qu'elles n'auront pas éprouvé de difficultés à se "mettre en mots" dans ce cadre d'interaction. C'est leur capacité à s'exprimer dans l'espace "public", qui vient mettre sur le devant de la scène une différence sexuée dans le rapport à l'appropriation de la parole. Quand les femmes ont le monopole du "bavardage", les hommes détiennent celui du "discours". Deux rapports à la parole se sont construits socialement, et qui aujourd'hui encore semblent discriminer les femmes lorsqu'il s'agit pour elles de s'approprier, par la parole, l'espace public.

Ainsi, dans le même temps où la société s'est construite dans les termes de la communication, les femmes pourraient creuser davantage encore leur "handicap" par rapport aux hommes, en ce que leur rapport à la parole s'est construit historiquement et socialement dans l'espace du "privé" d'où il pourrait être encore difficile de sortir pour certaines d'entre elles.

Il y a vingt-cinq ans, lorsque le chômage était considéré comme un chômage d'ajustement, les employeurs, lors d'un recrutement, ne demandaient pas à une secrétaire qu'elle justifie sa candidature, sache argumenter le bien-fondé de sa demande, et décrire sa pratique professionnelle. L'aspirante était testée sur sa pratique, non sur le discours qu'elle était capable de tenir sur sa pratique. Aujourd'hui, il faut à la secrétaire faire la preuve au cours même de l'entretien d'embauche, comme tout aspirant salarié, de ses capacités relationnelles et communicationnelles car c'est, outre ses compétences techniques, de sa capacité à s'intégrer dans une équipe de travail que dépendra le bon fonctionnement de l'entreprise.

Il m'apparaît ainsi, au terme de l'analyse de ces entretiens, que les femmes rencontrées pourraient avoir construit des systèmes de valeurs associées au travail et mis en place des conduites d'insertion professionnelle spécifiques, où le travail ne se constitue pas en vecteur principal de l'identité sociale, et où les "problèmes" professionnels construits comme tels ne relèvent pas de la "précarité", appréhendée dans les catégories de l'instabilité, mais de difficultés communicationnelles.

La "précarité" professionnelle qui s'est construite comme problème social principal de la recomposition du marché du travail depuis vingt ans, n'apparaît pas à la lumière de ces entretiens être construite comme problématique par ces jeunes femmes. En revanche, nous l'avons vu, leurs situations d'insertion socioprofessionnelles sont vécues comme "problématiques" à la fois dans les termes de difficultés communicationnelles "handicapantes", et de rapports au temps social dominant décalés.

La catégorie temporelle se révèle bien "problématique", mais pas dans les termes de la "précarité". C'est plutôt dans les termes de l'attente pour Latifa et Christine, et dans les termes de la routine pour Nadine, que le temps social dominant s'impose comme "problème", pas dans les termes de l'instabilité.

C'est également dans les termes du décalage, du retard, que cette catégorie vient faire sens dans la reconstruction des parcours de ces jeunes femmes qui sont confrontées à des situations socioprofessionnelles décalées par rapport à la norme en vigueur dans leur milieu social et familial. être célibataire, vivant au foyer parental, et sans enfant passé 25 ans, comme c'est le cas de Christine et Nadine, constitue une situation vécue comme "décalée" dans un environnement social où la plupart des femmes ont peut-être déjà stabilisé, au moins temporairement, leurs situations familiales et professionnelles.

Cette situation peut être alors partiellement explicative d'une impossibilité pour ces jeunes femmes à construire, dans le moment de l'entretien, leur identité dans les termes du genre. Elles ne se pensent pas en tant que "femmes", mais en tant que <<jeunes>>, <<arabes>>, car ces catégories sont sans doute pour elles bien davantage signifiantes pour justifier leurs situations socioprofessionnelles.

Nous allons désormais nous attacher à comprendre comment se construisent les systèmes de valeurs associées au travail et les pratiques d'insertion professionnelle de trois jeunes hommes, dont je vais exposer successivement les analyses d'entretiens.