4.2.1.1.2. HISTOIRE D’UN « CHOIX »

Makram ayant interrompu son discours, je le relancerai sur ce premier contact en orientant la question sur la période ayant précédé sa première entrevue avec la Mission Locale. La prise de contact avec la Mission Locale s'effectue un an environ après la sortie de l'école. ‘<<J'ai fait un BEP de vente puis après j'ai arrêté, puis après je me suis mis à travailler dans la sécurité à la Raffinerie, j'ai bossé un deux, trois mois, après j'ai bossé pour la Mairie, puis après j'ai fait de l'animation, j'ai fait de l'animation au centre aéré, autrement des colonies, beaucoup de colonies,...après un an que j'ai arrêté l'école, j'ai commencé à travailler et je suis venu à l'Assintercom, parce que j'ai envie de me former et d'avoir une formation tout simplement et essayer de trouver des centres de formation qui me permettent de faire ce que j'ai envie de faire mais c'est pas évident ça>>.’ Le discours va témoigner désormais d'une parfaite prise en main du parcours. Au contraire de Christine, Latifa et Nadine, il ne nous dit pas avoir été réorienté contre son gré, il a décidé de lui-même de mettre un terme à sa formation - <<j'ai arrêté>>.

On ne saura pas comment a été conduite l'orientation professionnelle de Makram. Est-ce lui qui a choisi de suivre un BEP en vente, a-t-il réellement décidé d'interrompre sa formation de lui-même, ou a-t-il été renvoyé de l'établissement scolaire ? Si je me pose ces questions au sujet de Makram, c'est que comme lui, avant lui, Christine avait <<arrêté>> l'école. Et puis nous apprendrons plus loin qu'elle a effectivement arrêté l'école, mais suite à une réorientation scolaire imposée. C'est suite à cette "expérience" que je suis amenée avec Makram à me poser la question du sens de ce <<j'ai arrêté>>. Nous garderons toutes ces questions sans réponse. Mais dans quelle mesure est-il fondamental de vouloir connaître la "réalité objective" des choses pour pouvoir la confronter avec le travail d'énonciation d'une histoire qui s'élabore lors de la production d'un discours ? Est-ce important pour reconstruire la logique de son discours de savoir s'il a effectivement "choisi" ou s'il a été "contraint" ?

S'il a maîtrisé la construction de son parcours depuis l'école, on en conclura que le discours produit lors de l'entretien témoigne, dans une parfaite continuité, d'une conduite de pleine possession de son histoire qui lui permet d'élaborer un parcours d'insertion professionnelle positivement. Dans le cas contraire, on pourra interpréter son discours comme illustrant une logique de dénégation, déni de la dépossession dont il a été victime, et pouvant alors expliquer ses propos par une logique de "rattrapage" d'une histoire perdue à reconquérir. Logique de "rattrapage" qu'il est d'autant plus important d'affirmer dans cette situation d'entretien, que, comme nous le verrons ultérieurement, la Mission Locale est perçue comme lieu de dépossession. L'imputation causale restera toujours potentielle et hypothétique, tant auront pu être nombreuses les mésaventures de "dépossession" similaires au cours de sa vie. Nous ne serons pas en mesure d'expliquer, "en totalité", ce qui est au principe de son discours par cet "échec" scolaire vécu sur le mode du déni. Toutefois, cet "échec" scolaire constitue hypothétiquement un motif explicatif d'une logique de discours que je peux reconstruire dans les termes du déni.

Mais il y a plus encore. La production d'un énoncé discursif dans le cadre d'un entretien engage un travail de reconstruction de la mémoire, nécessairement sélectif, déformant et circonstancié. Mais en deçà de ce travail, on sait combien un même événement est objet d'appropriations multiples et contradictoires dans les instants mêmes de son déroulement. L'enjeu n'est donc pas d'identifier une hypothétique "vérité" qui n'existe que dans un illusoire besoin d'absolu, mais d'identifier et de comprendre comment un même événement peut faire l'objet de tant d'interprétations différentes. Ce qui importe est donc de savoir comment et pourquoi l'individu concerné a vécu et consécutivement interprété et réinterprété un événement de telle ou telle manière, puisque l'événement invoqué n'a d'autres "réalités" que les interprétations que chacun va construire et reconstruire, tout au long de son histoire.

Car tout aussi important est de contextualiser la production du discours qui s'élabore dans le lieu et le moment de l'entretien. Un événement passé ne peut prendre sens rapporté au seul cadre référentiel de son accomplissement. Il va prendre sens dans le fil de l'histoire qui se construit, se déconstruit et se reconstruit en permanence, confronté à l'enchaînement d'une succession d'événements qui viennent sans cesse retravailler le sens de l'événement. Il est donc vain de vouloir savoir comment a été vécu et interprété un événement au moment même de son accomplissement - excepté peut-être dans le cas de l'élaboration d'un lieu de mémoire tel qu'un journal intime. Le seul accès possible à la mémoire individuelle qu'il nous soit donné d'avoir est l'accès à une mémoire vivante, en perpétuel processus de réélaboration circonstancié.

Ce qui m'importe, en conséquence, dans le cas de Makram, est de comprendre pourquoi, au moment de l'entretien, le moment de rupture que représente la sortie du système scolaire est évoqué par la catégorie du choix. L'hypothèse avancée est que l'énonciation du discours est traversée par des enjeux de pouvoirs. Pouvoir du système scolaire, pouvoir des dispositifs d'insertion, pouvoir d'une sociologue qui impose une situation d'entretien, ensemble de pouvoirs qu'il lui faut détourner ou affronter. L'affirmation d'une maîtrise de parcours est le recours symbolique par lequel Makram peut dénier, dépasser et affronter ces lieux de pouvoirs qui entravent son parcours.

Dans cette logique, les expériences de travail seront évoquées alternativement en termes "d'activité" et de "lieu d'activité" ; "boulots" qui n'auront constitué qu'une période transitoire avant de reprendre en main un parcours qui se doit d'être de formation qualifiante, dans un secteur de son choix.

Je le relance sur ce qu'il souhaite entreprendre comme formation ‘: <<Actuellement? J'ai envie de passer un BEP "électrotech" et de passer le CCA le certificat d'aptitude heu ambulancier, vaut mieux être polyvalent de nos jours, j'pense avoir deux professions que une>>’. On notera immédiatement la réaction qu'entraîne ma relance : <<Actuellement ?>> ; autrement dit, les projets de formation vont et viennent et il est important de préciser de quel "moment" on veut parler.

Ce qui est au principe des choix d'orientation professionnelle de Makram se complète et se précise. Ils doivent intégrer tout à la fois une dimension prospective d'adaptation, plurielle de surcroît : <<Vaut mieux être polyvalent de nos jours j'pense avoir deux professions que une>>, sans pour autant négliger le besoin de correspondre à un intérêt personnel.