4.2.1.1.3. L'ATTENTE

Dès lors, comment les dispositifs d'insertion mis en place pour aider les "jeunes en difficultés", les "demandeurs d'emploi", les "publics en insertion"..., pluralité de dénominations qui traduit bien une difficulté à identifier la nature "du problème" ou plutôt "des problèmes" à traiter, vont-ils pouvoir répondre aux attentes de Makram ? ‘<<Pour rentrer en formation ce qui se passe c'est qu'y a beaucoup de centres de formation mais c'est lent c'est lent, c'est-à-dire qu'on attend on nous fait espérer et ainsi de suite et en fin de compte on attend énormément (...) ce qui se passe c'est qu'y a, avant d'arriver en stage y a un concours d'entrée, on sait pas ce qui nous attend quand on arrive là-bas et ça fait que quelque part on se décourage, c'est-à-dire on va faire le concours d'entrée et puis si on n'est pas prêt et ben on se décourage et puis on n'a pas envie de faire le stage finalement, et on essaye de trouver du boulot quoi, et en fin de compte sans diplôme ben on trouvera rien d'intéressant quoi tout simplement>>,’ description d'une spirale enfermante et excluante à la fois, d'un système de formation alternée, le CFI, qui bien qu'ayant pour finalité de donner à tous les jeunes une "deuxième chance" de formation, reproduit la logique de sélection-exclusion du système scolaire. Ainsi, ce qui est présenté comme "tests de sélection" (de niveau, aptitudes, motivations...) par les organismes de formation est entendu comme "concours", traduisant en cela l'arbitraire dont Makram se sent victime. Car sélection il y a effectivement ; non pas seulement pour vérifier que la formation correspond bien aux souhaits et aptitudes des jeunes, mais parce que les places se font rares et les jeunes de plus en plus nombreux. Il faudra donc être capable dans de nombreux cas, de maintenir un projet dans la durée, car refusé lors d'un premier stage, faute de places disponibles, il faudra patienter parfois six mois, voire davantage.

La dynamique d'aller et retour entre formation et travail s'entend alors tout à fait, non pas simplement comme le manque de volonté d'un jeune qui n'a pas la patience d'attendre, mais comme la nécessité de s'adapter à une situation qui le contraint à trouver une alternative à la nécessaire "attente" ; alternative qui se devra d'être tant "occupationnelle" que financière.

Comme Latifa et Christine avant lui, comme Nagette, Sofia et Fahra, Makram mobilise la catégorie temporelle de "l'attente" pour pointer le principe de "file d'attente" qui prévaut dans les dispositifs de formation, comme sur le marché du travail. Dans une société où toute perte de temps est stigmatisée comme défaut de rentabilité, l'attente requise pour accéder au stage de formation ciblé est appréhendée comme un gaspillage inacceptable qu'il faut pouvoir rattraper au plus vite par quelque activité, quelque <<boulot>> que ce soit.

Beaucoup de jeunes, à l'image de Makram, s'investiront quelques semaines, voire quelques mois sur la construction d'un projet de formation, qu'ils abandonneront au premier contretemps, et reprendront, des années durant, à chaque période d'inactivité prolongée. Cela aura été le cas de Christine, de Nagette, de Sandra, de Mériem et de Said.

Poursuivant : ‘<<J'ai fait des p'tits boulots, des p'tites missions de trois mois, missions d'intérim, j'ai travaillé, tout ce qui est bon à prendre, j'ai bossé dans la manutention, dans le nettoyage industriel ben dans la sécurité, un peu de tout quoi et puis maintenant j'ai envie d'me spécialiser dans deux branches différentes et puis après essayer de me perfectionner avec le temps>>’. La période d'attente de formation est un moment "d'activités", de "petits boulots" qui ne semblent pas avoir été difficiles à obtenir. Il a travaillé dans ‘<<tout ce qui est bon à prendre>>,’ autrement dit c'est lui qui a pu "choisir" ce qu'il allait "prendre", les activités qu'il allait exercer. Son discours est clairement orienté vers la maîtrise de son parcours. Comme lui, Soufiane, Sami et Cyril s'attacheront à faire la preuve d'un parcours d'insertion "précaire" maîtrisé.

Makram se représente sa professionnalisation dans les termes d'une pratique acquise avec l'expérience, davantage que par la certification - ‘<<essayer de me perfectionner avec le temps>>.’

On voit par la comparaison entre les expériences de Christine et celles de Makram, combien la "précarité" professionnelle d'emplois qui sont parlés dans les deux cas en termes de "petits boulots", fait l'objet d'appropriations différentes. Négatives, dans un cas, illustrations de la "dépossession". Positives, dans l'autre, affirmation d'un choix contrôlé puisque pensé comme temporaire. Tout comme Christine, Makram est dans une période d'attente, période "transitoire", ponctuée de "petits boulots", avant de s'inscrire durablement dans un projet de formation qui mènera à une professionnalisation. Mais pour l'un cette période est une "expérience" récente, pour l'autre elle s'inscrit dans la durée d'un parcours entamé il y a près de huit ans.

Makram va faire, à ce moment de l'entretien, la preuve renouvelée, du contrôle de son histoire, de lui-même, et de l'entretien : ‘<<Et en gros pourquoi vous faites ce sondage ?>>’. Après lui avoir réexpliqué les objectifs de l'enquête, il poursuivra : ‘<<Je vais vous poser une question : est-ce que l'Assintercom fait des CV ?>>.’ Ce qui est notable ici, n'est pas le contenu de la question mais le fait même qu'il pose cette question tout en me le disant. Ce processus qu'AUSTIN a nommé de "performatif explicite"247 est significatif de la "force illocutionnaire" de cet acte de parole. Il vient nous dire par la symbolique du langage, à lui et à moi, combien il ne compte pas se laisser "mener" par moi au cours de l'entretien, car lui aussi est capable, est en mesure, se sent légitimé à "me poser des questions" et il va me le faire savoir explicitement.

Notes
247.

Cf. PHARO, 1985, p 136