4.2.1.2.4. PROFESSIONNALISATION CONTRE "GALERE"

Un "projet d'insertion professionnelle" peut se construire parce qu'il y a eu au préalable une confrontation avec le milieu professionnel : ‘<<J'ai commencé à bosser j'avais dix-huit ans et demi, ça fait que maintenant si je veux me former professionnellement je sais où je vais, je sais ce que j'ai envie de faire et j'ferai pas d'erreurs quoi, c'est-à-dire que j'perdrai pas mon temps (...) j'ai vu un peu la galère et maintenant je vois que c'est ça qui fait la différence>>’. Cette immersion dans le monde professionnel peut être pensée comme la condition sine qua non, non seulement, à une prise d'assurance dans la possibilité d'échanger contre salaire une capacité de travail, mais également à la prise de conscience, par un processus d'appropriation du discours légitime, d'une "nécessité" de qualification, posée dans le discours officiel comme condition pour échapper à la valse des emplois "précaires".

Une fois encore, la catégorie temporelle - <<j'perdrai pas mon temps>> - est mobilisée pour pointer l'opposition entre "la perte de temps" qu'a représentée la période de petits boulots, et le "gain de temps" que représente désormais la concrétisation programmée d'un projet professionnel. C'est, à l'image de Latifa, Christine et Nadine, que Makram apprécie son parcours en termes de temps, gagné ou perdu, car cette catégorie temporelle constitue la mesure sociale de la réussite.

Les catégories du "plaire" et de "l'utilité" sont à nouveau mobilisées pour justifier ce principe de la reconnaissance réciproque comme condition minimum à l'exercice d'une activité professionnelle : ‘<<J'ai envie de me plaire dans ce que je fais parce que j'ai déjà fait des boulots où je gagnais relativement bien et j'me plaisais pas, ça fait que ça m'intéresse pas...j'sais pas, j'ai pas envie de servir à rien du tout quoi, ça m'intéresse pas être un pion qu'on déplace non...>>’. La catégorie du "plaire" est posée en opposition à celle de "l'argent", comme si l'une excluait nécessairement l'autre. Jean ROUSSELET notait au début des années 70 la même opposition : ‘<<La pénibilité (...) l'instabilité sont en particulier présentés comme devant justifier un surcroît de gain pour ceux qui sont obligés d'en souffrir dans leur profession. Au contraire, les occasions d'intérêt, de joie ou de fierté (...) sont jugés comme devant rentrer en ligne de compte dans la fixation des rémunérations. Il ne paraît pas juste que les uns aient tout et les autres rien.>>’ 248. Il est intéressant d'observer que cet idéal de justice sociale soit toujours présent dans le système de valeurs de la plupart des jeunes que je rencontrerai alors que la "réalité" porte plutôt à observer le contraire, autrement dit une association entre travail pénible et sans intérêt, et faible rémunération d'un côté, et travail épanouissant et bien rémunéré de l'autre.

Mais ce qui pourrait avoir changé depuis les années 70 est la causalité de la relation entre "plaisir" et "argent". Jean ROUSSELET tentait à l'époque d'expliquer "l'allergie au travail", ce désinvestissement pour l'activité laborieuse, posée jusqu'alors par une alchimie complexe des pensées libérale, religieuse et marxiste, comme "l'essence même de la condition humaine", dans les termes suivants: ‘<<Si au contraire, et c'est de plus en plus fréquent, elle (l'activité laborieuse) se révèle incapable de satisfaire à elle seule les besoins naturels d'épanouissement et de créativité, c'est regrettable, sans plus. Ce qui semble insupportable, c'est qu'elle ne puisse compenser cette frustration par un maximum d'avantages d'autre nature (...).>’>249. Cette relation semble aujourd'hui, pour certains, s'être inversée.

Les avantages liés à l'activité professionnelle se réduisant davantage au fil des jours, qu'il s'agisse des salaires en stagnation, de la "précarisation" des contrats de travail, sans parler de la suppression de la plupart des "petits avantages", certains espèrent alors trouver dans l'activité même du travail le plaisir qu'ils ne peuvent plus trouver en compensations extérieures. C'est ce que nous diront la plupart des jeunes hommes rencontrés au cours de cette recherche, à la différence de la plupart des jeunes femmes. Le travail est non seulement pensé comme l'axe autour duquel se construit leur vie, mais il doit en outre être l'axe d'épanouissement principal. Et pour ces jeunes hommes, pour la plupart d'entre eux peu ou non qualifiés, trouver dans l'activité professionnelle une source d'épanouissement constituera une quête sans fin qui peut expliquer d'incessantes logiques de mise à distance du travail comme activité non signifiante, car incapable d'apporter ni épanouissement ni compensations à la frustration qu'il représente.

Notes
248.

1974, p 69

249.

op cit, p 75