4.2.1.4.6. LE "PISTON"

Après que Makram est, une fois encore, "détourné" le fil de l'entretien à son profit en me questionnant sur les moyens de la Mission Locale en matière d'aide à la recherche d'emploi, je reprendrai en main la conduite de notre échange afin de préciser avec lui ce que représente pour lui une formation dans une démarche de recherche d'emploi. ‘<<Sans formation on peut trouver mais c'est pas évident, c'est des relations qui font la différence, comme, j'ai passé mon permis poids lourds, c'est-à-dire j'ai travaillé à la Mairie de Feyzin, j'ai mis des sous de côté, j'ai payé mon permis poids lourds en espérant travailler dans le transport, derrière j'ai trouvé aucune société qui prend des débutants et pourtant j'ai envoyé des cv hein, j'ai envoyé des cv, aucune société m'a répondu, voilà, ...si on connaît quelqu'un qui a une société ou le piston quoi y a que ça qui marche>>’. Une expérience de certification est mise en avant pour illustrer une perte d'illusion en matière de formation professionnelle. Comme Christine, car comme elle, dans l'expectative de parvenir un jour à une professionnalisation certifiée, il construit un discours de dénigrement à l'égard des diplômes, dont l'efficacité est pointée comme bien inférieure à celle du <<piston>>. Une fois encore, son discours s'oriente vers la "dépossession". Mis en situation d'évoquer des expériences de recherche d'emploi, et non pas seulement de "boulots", l'énoncé du discours nous renvoie à nouveau à une perte de maîtrise de la situation, qui induit une réaction de dénigrement.

En outre, on peut observer comment l'absence de réponses des entreprises à ses lettres de candidatures est interprétée. Alors même qu'il aurait pu mobiliser le discours dominant chez les jeunes et mettre ces refus sur le compte de la "jeunesse", il les interprète en termes de statut, statut de <<débutant>>. En s'identifiant à la catégorie de "débutant", plutôt qu'à celle de "jeune", il se place dans le champ professionnel, renvoyant son "handicap" à un défaut de professionnalisation, et non à une catégorie sociale, celle de la jeunesse, socialement stigmatisée dans le monde professionnel, et ce d'autant plus que l'on est d'origine maghrébine. Il traduit en cela l'appropriation d'un processus de construction sociale de la catégorie de jeunesse comme catégorie professionnellement "handicapée", qu'elle soit ou non qualifiée. Le problème n'est plus de l'ordre de la qualification, mais de la professionnalisation que seules des années d'expériences peuvent permettre d'acquérir.

Makram, jeune d'origine maghrébine, n'évoquera pas, comme l'avait fait avant lui Latifa, comme le feront Nagette, Mériem, Fahra, Said, Soufiane et Sami, la discrimination dont il fait l'objet lors de ses démarches de recherche d'emploi. Alors que la quasi totalité des jeunes d'origine maghrébine rencontrés interpréteront les non-réponses ou refus des entreprises comme significatives de pratiques discriminatoires à leur égard, ce qui est une analyse subjective d'une réalité objective attestée par de nombreux partenaires et par les chefs d'entreprises eux-mêmes, Makram ne fera pas allusion une seule fois à son identité culturelle.

Par son absence même cette problématique vient nous signaler à la fois une logique de dénégation et une logique de prise de distance vis-à-vis de la "communauté", logique que j'ai déjà mise en évidence quand il s'est agi pour lui de se démarquer des pratiques de travail instrumental de son environnement.

L'entretien se terminera par une reprise en main de l'entretien par Makram qui me posera d'innombrables questions sur le fonctionnement de la Mission Locale, son histoire, ses résultats.

Cette attitude vient témoigner tout autant de la volonté d'échapper au contrôle que j'exerce sur la situation et dans la relation qui nous préexiste à travers la Mission Locale, que de l'envie de mieux identifier une structure aux prérogatives mal définies et très mal identifiées. Car c'est justement par le flou des repères dans lesquels elle s'inscrit que la Mission Locale peut exercer un pouvoir vécu comme insurmontable. C'est bien par la dissimulation, volontaire ou non, que s'exerce avec le plus de force le pouvoir, et c'est bien en tentant d'éclaircir le mystère que Makram veut parvenir à rétablir l'équilibre de la relation qui nous lie dans l'instant de cet entretien.