4.2.2.5.3. S’ADAPTER

On pointe par cette illustration une question fondamentale dans la façon dont les individus vont construire leurs visions du monde professionnel.

Alors que la plupart des jeunes, qui par un système de sélection et/ou d'autosélection, devront faire le "choix" d'une filière professionnelle, autrement dit d'une spécialisation professionnelle, plutôt que de continuer dans l'enseignement général et théorique, le monde professionnel va se révéler à eux à travers une multiplicité indéterminée d'emplois aux définitions floues et changeantes, qui s'appuient davantage sur des compétences acquises par l'expérience ou la formation interne que sur une qualification professionnelle identifiée et directement ajustée à l'emploi. Peu d'emplois conservent le privilège, si cela en est un - du moins d'être rassurant - d'avoir une filière de formation qui conduit directement au métier pour lequel elle prépare : coiffeur(se), boulanger....

Ainsi, l'exemple de Sylvain va illustrer parfaitement ce processus de glissement, où d'une formation qualifiante dans le secteur du Transport et de la Logistique, Sylvain trouvera à se positionner dans le secteur de la Grande Distribution à un emploi de <<responsable de rayon>> où il mobilisera des compétences de gestionnaire de stocks telles qu'il a pu les mettre en oeuvre dans son secteur professionnel initial, et à l'armée. Encore faut-il faire preuve de capacités de souplesse et d'adaptabilité, autrement dit être capable de négocier un processus de construction identitaire en perpétuel mouvement qui implique sans doute une image de soi déjà suffisamment stabilisée par ailleurs.

Paradoxe de situations, où la norme sociale dominante du travail demeure l'emploi salarié, à durée indéterminée, inscrit en conséquence dans une logique de stabilité, et où, dans le même temps, la capacité aux changements, en d'autres termes, à l'instabilité, est promue au rang de valeur essentielle.

Au fil du discours, Sylvain est passé d'une recherche d'emploi de ‘<<n'importe quel boulot>>’, à un projet de carrière dans la "branche" de la logistique. On pourra tenter d'apporter un éclairage à cette "évolution" par les propos suivants : ‘<<On m'a flatté, on m'a dit que j'étais un bon élément (...) dans les deux trois premiers jours où j'ai travaillé là-bas le chef de rayon je crois que parce que la place que j'occupe, pendant un mois et demi y a trois personnes qui ont occupé, qui ont tourné, qui sont parties quoi quoi qui ont démissionné, donc y avait moi le chef de rayon m'a pris doucement parce qu'y voulait pas il en avait marre quoi, donc les deux trois premiers jours il m'a fait partir très tôt, j'ai travaillé trois heures (...) surtout que là j'occupe un rayon assez dur physiquement>>’. Sylvain est conscient d'avoir eu la "chance" de bénéficier d'un traitement de faveur, au détriment de ses prédécesseurs et grâce à eux ; ce qui lui aura permis de se plier en douceur aux contraintes de cet emploi éprouvant. Ainsi, ce qui était quelques instants auparavant un parcours quasi exceptionnel, est ramené à sa "juste" place, entre la chance du hasard et le mérite de celui qui "en veut". Car ce qui à la fois justifie la fierté qu'il manifeste à occuper son emploi, et met en évidence le caractère problématique de cette activité, est à relier aux conditions de travail dans lesquelles il exerce son emploi. Soumis à un rythme de travail très éprouvant, caractérisé par un emploi du temps extensible et des horaires "hors-norme", Sylvain pointe, comme Nadine, Sandra, Sandrine B, Mériem, Johan, Paulo et Sami, la difficulté dans laquelle il se trouve à s'adapter au rythme de travail imposé par l'entreprise qui exige beaucoup sans nécessairement payer en retour.

Néanmoins "regonflé" par cette expérience professionnelle positive et valorisante, il enchaînera sur l'éventualité d'un licenciement et sur la confiance que cette expérience lui a donné pour affronter de nouveau le marché du travail : ‘<<J'écrirai tout de suite aux autres hypermarchés, Auchan, Mammouth, de toute façon sur mon CV ce sera marqué trois mois à Continent, donc ça joue beaucoup, j'vois mon chef de rayon avant d'être à Continent il a été licencié ou j'crois qu'il a démissionné et du jour au lendemain j'crois même, c'est Continent qui l'a appelé>>’. Le modèle que représente son supérieur hiérarchique, renforcé sans doute par la nature de leur relation, d'estime réciproque - ‘<<il veut qu'on se tutoie>>,’ ‘<<on m'a flatté, on m'a dit que j'étais un bon élément>>’ - lui a donné la confiance nécessaire pour imaginer de nouveau se replacer en position de demandeur d'emploi. Toutefois, la confiance retrouvée est fragile car il faut à Sylvain survaloriser l'exploit de son chef de rayon : ‘<<Il a été licencié ou j'crois qu'il a démissionné>>’ qui n'a pas simplement été licencié mais s'est autorisé à démissionner, pour se réassurer sur ses chances objectives de retrouver un emploi.