4.2.2.8. PORTRAIT D'UN "CARRIÉRISTE"

Le discours de Sylvain s'est construit dans une dynamique positive, au fil d'une histoire, qu'il a su reconstituer dans une perspective de réussite.

Parti du souvenir de son premier contact avec la Mission Locale où il recherchait <<n'importe quel boulot>>, il parviendra à reconstruire un parcours qui le mènera à un plan de carrière bien défini.

C'est animé d'une logique de reclassement pour éviter un déclassement scolaire et social, imposé par la logique du système scolaire, qu'il va se construire un parcours articulé autour de la qualification et de la carrière.

Son échec scolaire, redoublé d'une expérience de chômage très mal vécue, va le conduire à viser une insertion professionnelle, "coûte que coûte". Le diplôme, placé au coeur de ses préoccupations, sera appréhendé comme la protection indispensable contre les intempéries du chômage et du déclassement. Mais, peu à peu, aidé par la chance d'une expérience professionnelle qui lui permettra d'acquérir la confiance qui lui manquait, il pourra substituer un plan de carrière basé sur l'expérience (et non sur la certification), à un projet de qualification qui n'avait d'autre but que lui-même.

Il sera donc un actif salarié, acquis à la cause du plan de carrière, même si l'idée du statut d'indépendant l'a effleuré durant la période de crise qu'a été le chômage. En contradiction, sans doute, avec ses idéaux politiques, le statut du "patron" relève néanmoins du rêve du salarié contraint de travailler pour vivre et qui ne peut qu'aspirer à se libérer de cette "aliénation".

Dès lors, si le travail est pour Sylvain avant tout la nécessité du pauvre, c'est surtout la possibilité de réaliser une action utile pour la société. Petit à petit, il ne sera plus seulement question de travail, mais de métier, en ce que cela renvoie à la possibilité de choisir une carrière dans laquelle il pourra se faire plaisir ; l'utilité de son "action" étant alors renvoyée à un second plan. Carrière qui ne sera pas pensée dans les limites de la seule entreprise, mais dans le cadre plus large de la "branche d'activité", voire même, si la chance (Loto) est avec lui, dans le cadre d'un projet de création d'entreprise.

Qu'il soit contraint de travailler, ou libéré de cette obligation, il a pour objectif de travailler, en parvenant à se faire plaisir dans une activité salariée ou indépendante, mais qui sera porteuse de promotion sociale et vecteur d'identité sociale.

L'entretien de Sylvain a mis en évidence la nécessité d'appréhender les procédures d'énonciation dans leurs dimensions contextuelles, afin de pouvoir les comprendre comme des énoncés nécessairement situés et pour cela variables. Mais cette caractéristique "contextuelle" des énoncés ne nous enferme pas pour autant dans un relativisme absolu qui empêcherait toute production d'analyse.

Au-delà des variations contextuelles, l'énoncé de Sylvain nous aura permis de comprendre comment une mesure d'insertion telle que le contrat de qualification a pu prendre sens dans son parcours d'insertion, et comment ce parcours s'est construit sur un enchaînement de conduites qui ont pour enjeu la construction d'une identité acceptable pour lui-même.

Le contrat de qualification est une mesure d'insertion qui a été expérimentée en dehors du cadre institutionnel de la Mission Locale. C'est dans le cadre de relations établies avec d'autres partenaires du réseau que sera négociée cette mesure d'insertion. La Mission Locale n'apparaîtra dans le parcours de Sylvain que lors d'une période de recherche d'emploi qui se soldera par l'incorporation devancée au service militaire. La Mission Locale, comme pour Nadine, restera donc dans le parcours de Sylvain associée à une période de "dégradation" que l'appel sous les drapeaux viendra sauver. Les contacts de Sylvain avec la Mission Locale restent donc de l'ordre de l'anecdotique, et de surcroît il n'en aura tiré aucun bénéfice.

On voit dès lors comment le parcours d'insertion de Sylvain se construit autour d'une mesure d'insertion, tout en échappant totalement à la structure d'insertion qui a été initialement ciblée pour la mise en oeuvre du dispositif, le CFI, dans lequel elle s'inscrit. C'est que le secteur de l'insertion s'est structuré et restructuré de façon complexe, et que de multiples partenaires s'activent indépendamment les uns des autres à la mise en oeuvre des diverses mesures d'insertion sans qu'il n'y ait nécessairement de coordination.

Le parcours d'insertion de Sylvain ne s'inscrit donc pas dans un parcours formalisé institutionnellement comme peut l'être un parcours d'insertion défini dans le cadre du CFI, qu'atteste la signature d'un engagement conjoint entre les copartenaires que sont le jeune concerné, la Mission Locale, et le Conseil Régional. Ce parcours d'insertion est donc un parcours informel en ce qu'il ne s'appuie pas sur une structure chargée de sa mise en oeuvre et de son suivi, mais se construit sous la seule responsabilité du jeune.

Le contrat de qualification étant une mesure d'insertion prise en charge financièrement par l'entreprise "d'accueil", il n'existe pas, comme dans le cas des dispositifs de formations alternées pris en charge par le Conseil Régional, d'instances de coordination chargées du contrôle de l'utilisation cohérente des finances publiques. Aussi, si un jeune trouve une entreprise qui accepte de l'embaucher temporairement dans le cadre d'un contrat de qualification, personne ne demandera au jeune de justifier la cohérence de l'articulation du contrat de qualification à son "projet" d'insertion. Il en ira tout autrement pour les jeunes qui signent un engagement CFI, et qui devront construire un parcours d'insertion en cohérence avec leur "projet professionnel", et justifier constamment du bien-fondé de leurs demandes de formation. Car l'enjeu étant un enjeu de maîtrise des dépenses publiques liées à l'insertion, il ne s'agit pas de laisser les jeunes multiplier des stages de formation sans cohérence avec leur "projet".

Nous avons vu précédemment, avec les entretiens de Christine et de Makram, qui ont construit, eux, leurs parcours d'insertion dans le cadre formalisé du dispositif CFI, comment cette institutionnalisation des parcours, qui a pour objectif le contrôle des finances publiques, semblent interférer dans la construction des parcours d'insertion, dans le sens d'une difficile appropriation.

Le recours au contrat de qualification s'est donc inscrit pour Sylvain, comme cela avait été le cas auparavant pour Latifa, dans une double logique de mise à distance d'identités non acceptables. Le "projet" de Sylvain n'était pas, comme l'avait été pensée à l'origine la mise en place de cette mesure d'insertion, de s'adapter à l'entreprise par une qualification professionnelle adaptée pensée sur le mode de l'alternance école-entreprise. Il s'agissait pour lui d'échapper à la stigmatisation d'une identité de jeune non diplômé, et d'obtenir un diplôme dans quelque type d'entreprise que ce soit. L'expérience professionnelle réalisée dans le cadre de ce contrat en alternance a fait l'objet d'un second processus de mise à distance. Isolé et soumis à des contraintes hiérarchiques, la rupture du contrat pour cause de licenciement économique, ne fera pas l'objet de regrets.

Cette expérience doublement négative en ce qu'elle n'a débouché ni sur l'obtention d'une qualification, ni sur une embauche, va néanmoins permettre à Sylvain d'ébaucher un parcours d'insertion en lui donnant quelques repères professionnels qui prendront le statut d'expériences.

Objet d'attributions de sens multiples, tantôt formation, tantôt travail, cette mesure d'insertion ne sera à aucun moment appréhendée en termes de "précarité", du fait même que l'instabilité du statut qui la caractérise n'est pas problématique dans la logique de construction du parcours de Sylvain.

On voit dès lors, comment cette mesure d'insertion non seulement fait l'objet d'une réappropriation particulière qui vise la certification et non l'insertion professionnelle, mais comment en outre, pour cette raison même, l'instabilité du contrat n'est pas pensée dans la catégorie sociale de la "précarité" puisque la stabilité n'est pas l'objectif visé du parcours d'insertion.

Les processus de catégorisation sociale qui visent à définir ce qu'est ou n'est pas la "précarité", et qui jusqu'alors ont construit la "précarité professionnelle" autour d'un ensemble de formes d'emploi particulières, dont le contrat de qualification est une illustration, font l'objet de constantes appropriations et réappropriations. L'enjeu qui sous-tend la construction de la catégorie de "précarité", est un enjeu de définition légitime de ce qu'est le travail atypique, et ce pour mieux catégoriser ce qu'est le travail typique, autrement dit le "vrai travail". Les procédures d'énonciation mises en oeuvre par Sylvain au cours de l'entretien viennent interroger la légitimité des catégories officielles qui visent à construire le sens de la précarité, et ce d'autant plus qu'il y a bien énonciation d'une "fragilité", mais pas là où nous étions censés la trouver.

C'est en effet dans le contexte d'énonciation d'une activité professionnelle "stable" que va surgir la "fragilité". La fragilité n'est donc en rien liée au statut temporaire du contrat de travail, elle est liée aux conditions d'exercice de l'activité professionnelle, et ce indépendamment du type de contrat qui formalise la relation. Cette fragilité, qui ne s'énonce pas dans ces termes, mais suggère l'instabilité de la relation professionnelle établie pourtant dans un cadre "stable", est liée à des conditions d'exercice professionnel qui imposent un rythme de travail éprouvant qui pourrait remettre en question la stabilité acquise. La fragilité vient marquer, au-delà du type de contrat de travail, la relation salariale en elle-même. C'est la dépendance du salarié à l'égard de son employeur qui constitue pour Sylvain la fragilité.

Le cadre du problème social que constitue la "précarité" s'est donc déplacé. Il ne s'agit plus d'opposer la catégorie du "stable" à celle de "l'instable", du "typique" à celle de "l'atypique", du "normal" à celle du "particulier", autrement dit du Contrat de travail à Durée Indéterminée à toutes les autres formes d'emploi particulières, il s'agit d'opposer le travail salarié à celui du travail indépendant. Au siècle précédent la précarité renvoyait à la condition salariale ; Sylvain reconstruit le sens de la précarité dans des termes similaires.

Dès lors, le processus de mise à distance repéré en référence au contrat de qualification, est un processus qui va s'inscrire dans une logique globale de mises à distance renouvelées, qui a pour but d'échapper à la fragilité d'une relation salariale menaçante. L'obtention de diplômes constitue, au regard de cet objectif, le moyen d'équilibrer une relation salariale d'autant plus précaire qu'elle est fragilisée par un faible niveau de formation difficilement monnayable sur le marché de l'emploi.

La vision du monde professionnel de Sylvain va se construire dans une interaction permanente avec les cadres d'expériences. Ainsi le parcours d'insertion professionnelle de Sylvain, jalonné d'une réorientation scolaire, d'une expérience professionnelle peu satisfaisante, d'un licenciement, d'une période de chômage douloureuse, et enfin couronné d'un succès relatif par une embauche en contrat à durée indéterminée dans une entreprise qui le soumet à un rythme de travail éprouvant, va participer à la construction d'une vision du monde du travail marquée par une nécessité négociée.

Le travail prend sens comme nécessité, mais la condition que Sylvain pose pour supporter cette nécessité est que le travail plaise suffisamment. Car si le travail est une nécessité "vitale", les recompositions du marché du travail marquées par les licenciements et la menace permanente du chômage remettent en question la possibilité même de se soumettre à cette nécessité. Il faut investir toujours plus de sa personne, en temps, en formation, pour se donner les moyens d'accomplir cette nécessité. Pour compenser ce surinvestissement personnel toujours menacé par le licenciement, il faut alors que le travail exercé puisse suffisamment plaire pour accepter d'y consacrer quelques années de sa vie et transformer ainsi ce "boulot" en "métier".

Jean ROUSSELET pointait au milieu des années 70 le peu d'intérêt que les jeunes de cette époque semblaient accorder au plaisir dans le travail255. Sur l'ensemble des jeunes rencontrés, une majorité d'hommes, à l'instar de Sylvain et de Makram, mais peu de femmes, feront état de cette nécessité. Alors même que le chômage était à son niveau le plus bas, les jeunes du début des années 70 semblaient remettre en question la nécessité du travail. Le travail n'était pas l'essentiel de la vie et dans cette perspective un travail inintéressant n'était pas perçu comme problématique puisque c'est en dehors du travail que l'individu trouverait à s'épanouir, et la société de loisirs promise à l'horizon réaliserait tous ces rêves d'épanouissement. La société de loisirs n'est pas advenue. En lieu et place s'est développée une société du chômage endémique, où plus l'emploi se fait rare plus il pourrait être investi de tous les besoins de réalisations personnelles.

Mais hommes et femmes n'attendent pas tous la même chose du travail. Ou plutôt, la plupart des femmes rencontrées au cours de cette recherche n'attendent pas du travail ce que la majorité des hommes en espère, la reconnaissance sociale. Car si le travail est objet de multiples procédures de mise à distance, comme nous l'avons vu avec l'exemple de Sylvain, c'est que l'enjeu qui sous-tend cette nécessité est autant un enjeu "alimentaire" qu'un enjeu "identitaire". Et chaque fois que l'emploi exercé ne permettra pas la construction d'une identité socioprofessionnelle acceptable pour l'individu, se mettront en place des procédures de mise à distance du travail.

Ainsi, nous aurons pu noter qu'à aucun moment de l'entretien Sylvain ne s'inscrira dans un collectif professionnel signifiant. Il se contentera de nommer par un <<nous>> indéfini le collectif de travail auquel il fera référence sans toutefois l'identifier nommément. Il ne s'identifiera à aucun collectif professionnel, qu'il s'agisse des "travailleurs", des "salariés", des "responsables de rayon", ... le collectif signifiant auquel Sylvain fera référence sera celui des "jeunes". C'est donc en tant que <<jeune>> que Sylvain, comme Nadine et Makram avant lui, s'est jusqu'alors construit son identité, alors même qu'il a désormais une activité professionnelle qui pourrait lui permettre de se penser autrement. Mais c'est bien parce que cette activité professionnelle, récente et problématique, n'est pas à même de constituer un référent signifiant dans le parcours d'insertion de Sylvain, que la seule catégorie pertinente, capable de constituer un "lieu" d'identification, reste celle de la "jeunesse".

Notes
255.

1974, p 38