4.2.3.3. LA "PRÉCARITÉ" REQUALIFIÉE

Nous sommes ici confrontés, méthodologiquement parlant, à un contexte totalement différent de celui de Makram, ou Sylvain. Et relativement proche de celui de Christine, pour ce qui concerne le type de relations établies avec la Mission Locale.

Makram, pour illustrer par son seul exemple, est un jeune qui fréquente peu la Mission Locale, et par rapport auquel les conseillers, dont je faisais partie, possèdent peu d'éléments de parcours "objectifs". Il nous a dit avoir quitté un BEP "vente" lors de l'entretien, il aura retracé son histoire dans les mêmes termes à la conseillère qui l'aura accueilli deux ans auparavant. Rien ne nous permet d'objectiver davantage ces données, car les jeunes accueillis dans les Missions Locales ne sont jamais amenés à justifier leur parcours scolaire par des documents officiels. Autrement dit, l'histoire qui se construit dans le cadre de la Mission Locale est une histoire qui se construit sur la confiance. Il n'est jamais question de preuve ou d'attestation. Si un jeune décide de travestir son parcours antérieur, cela ne sera jamais vérifié.

Pour Johan, l'histoire est quelque peu différente. Il fait partie de ces jeunes qui diront avoir quitté l'école en 3ème, et pour lesquels un entretien un peu plus approfondi permettra d'identifier qu'il a quitté l'école en 3ème SES (section d'éducation spécialisée, où sont mélangés des jeunes présentant des difficultés comportementales, d'ordre psychologique et/ou social, et des jeunes présentant de légers "handicaps" mentaux). Ces jeunes représentent en moyenne entre 5 et 10 % du public de la Mission Locale de l'ASSINTERCOM, et je rencontrerai trois jeunes de ce profil au cours de mes entretiens, Agnès, Sandrine A, et Johan . Par ailleurs, Johan fait partie de ces jeunes très présents et très connus à la Mission Locale, comme c'est le cas de Cendra, d'Agnès, de Mériem, de Sofia, de Said, de Paulo et de Xavier A, car en relation quasi constante, surtout dans les périodes de recherche d'emploi. Je dis "surtout", car même en dehors de ces périodes, Johan est un jeune qui continue de mobiliser les services de la Mission Locale.

L'entretien qui se construit entre nous est donc chargé d'une histoire que je connais en partie, alors même que lui n'en a pas forcément conscience puisqu'il me rencontre pour la première fois. Je ne peux donc faire abstraction totale des informations dont je dispose par ailleurs et qui me permettent d'affirmer que lorsque Johan fait principalement référence à deux entretiens depuis le début de notre conversation, je sais qu'ont eu lieu depuis son "premier contact", plus d'une trentaine de rendez-vous. Plusieurs questions se posent à moi.

De nouveau, comment interpréter ce processus de télescopage qui porte Johan à substituer à ce "premier" entretien un de ses "derniers" ?

Que dire des expériences professionnelles qui sont présentées comme bénévoles ou comme des vacations, alors qu'objectivement parlant il s'agit respectivement d'un stage non rémunéré dans le cadre scolaire et d'un contrat emploi solidarité ? Allons-nous parler de déni de situations, parce que nous avons affaire à un jeune que son parcours scolaire a marqué comme jeune "à problèmes", et qu'il est alors aisé d'interpréter ces "décalages" par rapport au réel en termes de processus de dénégation de situations vécues sur le mode de la stigmatisation ? Nous allons tenter de donner sens autrement à ces "décalages", en refusant de les considérer comme symptomatiques d'une "pathologie" sous prétexte qu'ils s'inscrivent dans un parcours déjà marqué par "l'anormalité".

Toutes ces questions sont là pour nous emmener un peu plus loin encore. Un peu plus loin sur la posture épistémologique du chercheur qui tente de traiter des rapports sociaux de sexes. Car traiter de cette question, c'est aborder la question de la norme. La sociologie des rapports sociaux de sexes s'est constituée parce qu'il est question d'étudier les rapports sociaux qui s'établissent entre les hommes et les femmes, et parce qu'il s'agit de mettre en évidence des différences de traitements, d'attitudes, de valeurs, ...qui sont toujours pensées en relation à la norme du "masculin". La question du "féminin" surgit parce qu'il y a "différence", "anormalité", par rapport à la norme que constitue le "masculin".

Dès lors, toutes les différences, tous les particularismes observés dans le champ du féminin seront imputables à ce féminin même. Comme les "décalages" de Johan nous porteraient à une interprétation en termes de dénégation, du fait même qu'une "pathologie sociale" a été identifiée, et alors même que l'on analyserait dans d'autres termes ces "décalages" pour n'importe quel autre jeune, les "décalages" observés dans le champ du féminin seront immédiatement rapportés au féminin en termes de "stigmate".

La problématique de la "diversification des métiers féminins" dans les Missions Locales est à ce titre éclairante. Il faut combattre le surchômage des jeunes femmes en les incitant à se former dans des métiers traditionnellement masculins parce que ces derniers offrent plus de débouchés que les métiers traditionnellement féminins.

Or que constate-t-on ? Les formations alternées dispensées dans le cadre du dispositif CFI se regroupent essentiellement autour des pôles suivants. Pour les filles : sanitaire et social, secrétariat-comptabilité, restauration, vente, et tourisme. Pour les garçons : bâtiment, transport-logistique, mécanique, électronique-électrotechnique, restauration, vente, et tourisme. Parmi tous ces secteurs, un seul peut être considéré, dans la période 1995-96, un peu plus "porteur" que les autres, du point de vue de l'emploi, c'est le secteur de l'électronique-électrotechnique. Tous les autres secteurs d'activités, au niveau de formation qui est celui de la formation alternée du CFI (V), offrent très peu de débouchés. Il faut donc aux jeunes femmes diversifier leur horizon professionnel, alors même que les métiers visés n'offrent pas non plus de débouchés à leurs homologues masculins, et que ce surcroît d'efforts ne sera qu'exceptionnellement "payant". En revanche, il n'est jamais fait question, s'agissant des garçons, de diversifier leur formation professionnelle. Non pas qu'il ne s'agisse pas de trouver d'autres secteurs professionnels davantage porteurs d'emplois pour les garçons, mais leur problème de chômage n'est jamais posé comme "handicap" relevant d'une spécificité de leur sexe. Car le masculin demeure "la" norme qui ne peut être entachée de quelque handicap que ce soit. Le "handicap" pourra alors être référencé à un niveau de formation insuffisant, alors que pour les filles il s'agira, avant même de parler de niveau de formation, d'invoquer la nature "traditionnellement féminine" de la formation, qui en elle-même est stigmatisée comme handicapante.

L'univers professionnel que décrit Johan est systématiquement référencé au nom des entreprises, au lieu d'exercice de l'activité, comme c'était le cas avec Christine et Makram. L'analyse que proposent Corinne DAVAULT et Élisabeth PASQUIER-MERLET256pour comprendre ces jeunes qui ‘<<ne sont pas serveurs ou domestiques, mais travaillent à tel endroit>>’ met en évidence ‘<<un rapport magique au monde,(...) témoin d'une difficulté à appréhender la réalité et renforcée par la multiplication des statuts entre l'activité et l'inactivité>>.’

J'adhère à cette interprétation qui nous permet de pointer que le développement des "situations d'emplois particulières", qui sont le quotidien de la plupart des jeunes qui fréquentent les dispositifs d'insertion, contribue à brouiller les repères du monde du travail. A travers ses différentes expériences professionnelles, Johan aura été successivement <<bénévole>> ("stagiaire"), <<vacataire>> (en "contrat emploi solidarité"), ..., mais il se peut qu'à aucun moment de son histoire il n'ait exercé une activité où il ait été nommément identifié en référence au "métier" exercé, ne serait-ce qu'en termes "d'aide-...".

Dès lors, il ne s'agit plus seulement d'interpréter cette référence au lieu de l'activité plutôt qu'à sa nature ou son statut comme la dénégation d'une situation professionnelle dévalorisante, mais au contraire de comprendre comment un parcours d'insertion, par le recours incessant à des "mesures" transitoires d'aide à l'insertion professionnelle ou à des emplois temporaires, balise un horizon professionnel qui réduit le travail à des lieux et à des statuts, et en vide tout contenu, et toute possibilité d'identification.

Comme pour Christine ou Makram, et comme également pour Cendra, Agnès, Sophie, Nagette, Sandra, Estelle, Mériem, Frédéric, Paulo, Sami, Xavier B et Cyril, qui construisent leurs parcours d'insertion professionnelle autour d'activités de travail temporaires, les activités exercées se réduisent pour Johan aux lieux d'exercice des activités et aux statuts occupés. La réappropriation des statuts occupés dans des catégories indigènes qui ne correspondent pas aux catégories officielles - <<bénévole>> ou <<vacataire>> pour Johan alors qu'il s'agit de "stagiaire" et de "contrat emploi solidarité", <<remplaçante>> pour Christine alors qu'il s'agit d'un "contrat à durée déterminée" - me paraît significative d'une impossibilité des catégories officielles à faire sens dans les visions du monde professionnel de l'un et de l'autre. C'est alors dans des catégories signifiantes pour eux qu'ils vont reconstruire, requalifier, ces statuts officiels qui ne leurs permettent pas de construire leurs expériences professionnelles dans des repères porteurs de sens.

Ces "décalages" me paraissent donc davantage devoir être interprétés en termes de réappropriation de catégories officielles non signifiantes, qu'en termes de déni de situations stigmatisantes, car ces requalifications indigènes ne sont pas plus ou moins stigmatisantes socialement, elles sont différentes. être <<bénévole>> n'est pas moins stigmatisant qu'être "stagiaire", cela renvoie à d'autres registres de catégorisation.

L'"anormalité" du parcours scolaire de Johan, en ce que ce parcours est socialement stigmatisé comme en marge d'un parcours classique, n'est donc pas nécessairement explicatif, en lui-même, de cette impossibilité à penser le travail comme "métier" ou de ces processus de réappropriation des catégories officielles dans des termes plus signifiants, puisque bien d'autres jeunes non stigmatisés par des parcours scolaires "atypiques" mettent en oeuvre les mêmes processus de mise à distance des catégories légitimes.

C'est donc peut être bien davantage l'enchaînement de situations "précaires", en ce qu'elles sont temporaires et de ce fait construites socialement dans des catégories non signifiantes, mais peut-être davantage encore en ce qu'elles ne sont pas porteuses de sens, qui empêche l'élaboration de processus d'identification des activités dans les référentiels des métiers, et rend impossible toute identification à l'emploi.

Notes
256.

1992