4.2.3.3.2. TRAVAIL CONTRE FORMATION

Relancé sur son expérience de magasinier, Johan découvre pour nous un peu plus la "réalité" de son expérience. Ce qui quelques instants auparavant était présenté dans les termes suivants : ‘<<J'ai travaillé à Sofecom à côté de la raffinerie>>,’ devient : ‘<<C'était en stage, c'est-à-dire que j'étais en formation, j'faisais un mois en formation et une semaine chez eux, c'est la formation qui payait le stage (relance : <<Une formation en quoi ?>>) magasinier cariste, cette formation qui se trouve rue de Créqui, j'sais pas ça si ça existe encore (...) mais bon après ça s'est vite fini parce que bon tout le monde avait en gros trouvé quelque chose et on savait pas bien si ça allait bien marcher et puis bon après j'ai dit bon ben tant pis j'm'en vais puis on va essayer de trouver que'qu'chose>>’. Ce qui est au principe de la pratique d'insertion professionnelle de Johan se complète et se confirme. Alors même que la quasi exclusivité des expériences professionnelles mentionnées s'est déroulée dans des cadres de travail "atypiques" (stage non rémunéré de la formation initiale, contrat emploi solidarité, stage rémunéré dans le cadre du dispositif CFI), Johan tentent de les reconstruire, pour l'entretien, comme des situations de travail les plus "typiques". Ce processus de "typification" d'activités "atypiques" que Johan met en oeuvre peut commencer à prendre sens à la lumière de l'analyse suivante.

Alors qu'il s'agissait d'une formation de "magasinier-cariste" dispensée dans le cadre du dispositif de formation alternée du CFI, Johan décrit cette expérience comme du "travail". Car, nous le comprendrons petit à petit, la formation est un objectif que Johan a écarté depuis longtemps, sans doute depuis son entrée en Section d'éducation Spécialisée, où il aura été convaincu, comme Agnès et Sandrine A, de l'impossibilité dans laquelle il se trouve de valider une formation qualifiante compte tenu de son trop faible niveau scolaire. Dès lors, toutes les expériences acquises au cours de "stages" divers seront réappropriées par Johan comme expériences de travail, puisque seul le travail a pu se construire comme catégorie signifiante dans son parcours d'insertion professionnelle.

Se considérer comme <<bénévole>> plutôt que comme "stagiaire" aura pour lui davantage de sens, car la catégorie de "stagiaire" est marquée du sceau d'une formation qui ne peut prendre sens ; de la même façon il se considérera plus volontiers comme <<vacataire>> que comme salarié en "contrat emploi solidarité" car la dimension "formation" incluse dans le contrat emploi solidarité aura d'emblée stigmatisé ce contrat dans le registre de l'inaccessible et donc du non signifiant.

Il n'y a pas, semble-t-il, une volonté de dissimulation de la réalité dans son exposé discursif, puisqu'il ne cherche pas à masquer la "réalité" de ses expériences. Il semble bien plutôt que cela corresponde à un processus de réappropriation de catégories officielles non signifiantes renforcé par un processus d'appropriation du discours dominant dans le dispositif d'insertion-formation. De fait, le dispositif d'insertion-formation tend à promouvoir un discours visant à légitimer comme de "réelles expériences de travail" des "situations d'emplois particulières". Cela dans un double objectif, à la fois pédagogique et politique.

Car il s'agit de promouvoir des mesures capables de maintenir le plus grand nombre en situations d'activité, que l'on tentera d'assimiler toujours au plus près à des situations d'activités professionnelles, tout en prenant soin de ne pas les confondre. Car ces mesures ne doivent être que temporaires ; il faut donc qu'elles s'établissent dans le juste milieu entre le même et le différent, être suffisamment stigmatisées pour ne pas inciter les gens à s'en contenter, et suffisamment valorisées pour donner l'illusion qu'il s'agit d'une activité professionnelle "comme une autre".

Il s'agit donc, pédagogiquement parlant, de valoriser les "expériences" des jeunes en leur conférant le statut socialement légitime et reconnu de "travail". Les jeunes bénéficieront dès lors de la possibilité d'effectuer des "stages en entreprise", qui se rapprocheront d'autant plus de l'emploi "normal", que représente le contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein, que ces stages sont rémunérés257.

On voit dès lors comment va se brouiller le sens de ce qui est du "travail", selon le modèle salarial encore dominant, et de ce qui n'est pas du "travail". Lorsque le jeune est dans le système scolaire, en formation initiale, il est clair pour lui qu'il ne "travaille" pas, professionnellement parlant, même s'il "travaille" pour ses études. Il ne travaille pas car il ne perçoit pas de salaire pour cette activité, et que cette activité est justement socialement construite pour lui permettre d'accéder plus tard au monde du travail. Mais dès lors qu'il a quitté le système scolaire, qu'il est sur le marché du travail, en position de demandeur d'emploi, que s'offre à lui la possibilité de concrétiser une formation qualifiante devant lui permettre de trouver un emploi, et que cette formation "alternée" est rémunérée258, comment se construisent alors les frontières entre travail et non travail ? Il bénéficie du statut officiel de "stagiaire de la formation professionnelle", autrement dit, il n'a pas un statut de salarié, mais en revanche, il ira effectivement "travailler" dans des entreprises, et il percevra effectivement une rémunération, tant pour son activité professionnelle que pour son activité de formation.

Ces statuts de l'entre-deux, ni uniquement travail, ni uniquement formation, travail et à la fois formation, brouillent les cartes du jeu traditionnel du monde du travail. Mais cette rupture des frontières est-elle si récente que cela ? Les dispositifs de formation permanente au sein des entreprises n'ont-ils pas, dès l'après-guerre avec leur généralisation, amorcé un processus d'obscurcissement des contours du travail ?

Notes
257.

entre 2000F et 4000F environ selon les situations antérieures.

258.

Dispositif CFI