4.2.3.3.3. LA FORMATION PERMANENTE

Au cours de la période des Trente Glorieuses, l'objectif de promotion sociale affiché par les projets politiques d'éducation des adultes s'inscrit, comme nous le rappelle Philippe FRITSCH259, dans la volonté patronale d'adapter la main-d' oeuvre aux nouveaux impératifs de l'économie. La formation des adultes est posée tout à la fois, comme moyen pour parvenir à la qualification nécessaire de la main-d' oeuvre ouvrière afin de permettre à l'économie française d'accéder à la modernité, et comme moyen pour les ouvriers de réaliser une ascension sociale jusqu'alors inenvisageable. C'est dans ce contexte d'euphorie de l'idéal moderniste et égalitaire que la formation va peu à peu sortir du seul cadre - tant spatial que temporel - scolaire pour s'inscrire dans le cadre professionnel.

L'apprentissage va se constituer comme la figure emblématique de cet entre-deux, statut intermédiaire, à la fois entre l'emploi et la formation, entre l'enfance et le statut d'adulte. Mais la pratique de l'apprentissage va peu à peu tomber en désuétude, supplantée par une multiplication de dispositifs relevant du même principe du statut "intermédiaire". Or aujourd'hui l'apprentissage revient en force sur la scène publique. Mais la publicisation qui l'accompagne est à la hauteur du rejet dont il fait l'objet. Symbole de tradition, de paternalisme, d'exploitation, et d'échec scolaire, cet entre-deux de la contre-modernité fait fuir les jeunes qui préfèrent la "précarité" des statuts des dispositifs d'état260à la "précarité" du contrat d'apprentissage qu'offrent les entreprises. Contrat qui n'a jamais été pensé jusqu'à peu dans les termes de la précarité, alors qu'il en présente toutes les caractéristiques (contrat à durée déterminée, salaire en dessous du niveau du SMIC, horaires illimités, ...).

Si la formation en alternance du contrat d'apprentissage n'a pas contribué à brouiller les contours du travail c'est qu'elle s'inscrit quasi exclusivement dans le cadre professionnel, spatialement et temporellement, mais surtout symboliquement. Spatialement et temporellement parce que le jeune va passer trois semaines sur quatre en entreprise. Symboliquement parce qu'il s'agit, ou devrait s'agir261, d'inculquer une tradition de métiers aux jeunes apprentis, qui ne se résume pas à l'exercice d'une activité, mais à l'intériorisation d'un ethos professionnel262.

Il en va tout autrement de la formation "alternée" dispensée dans le cadre des dispositifs publics. Le jeune s'inscrit très majoritairement dans l'espace du centre de formation, auquel il est juridiquement rattaché, et temporellement inscrit au trois quart de son temps. Et puis surtout la formation dispensée, n'est pas celle d'un apprentissage "in vivo" orchestré par un "homme de métier", mais celle d'une formation largement théorique organisée par un ensemble hétérogène de formateurs, plus souvent universitaires que professionnels de terrain, par l'intermédiaire desquels ne peut pas se construire un processus d'identification au "métier" pour lequel les jeunes se forment.

Quelle conclusion tirer de cette "parenthèse" qui visait à éclairer le processus de brouillage des contours du travail ? Certes, il semble bien que les dispositifs publics d'aide à l'insertion sociale et professionnelle des jeunes contribuent, davantage que n'a pu le faire le statut intermédiaire du contrat d'apprentissage, à obscurcir les limites du travail et plus spécifiquement les frontières entre travail et formation. Mais ne s'agit-il pas d'un processus social qui dépasse largement le seul cadre de ces dispositifs, et atteint l'ensemble de la société ? La multiplication des "situations d'emplois particulières" n'est pas l'exclusivité de la jeunesse. De plus en plus d'adultes font l'expérience de situations "d'activités" qui s'inscrivent dans un no man's land de définitions.

Que dire du contrat emploi solidarité, de plus en plus réservé au public des plus de 26 ans, qui est une forme d'accès à l'emploi qui regroupe plus de 70 % de femmes parmi l'ensemble des bénéficiaires, et qui est un "travail" sans être un "vrai travail". Travail, car l'activité exercée vise la réalisation d'une tâche dans un cadre professionnel. Travail, car rémunéré par un salaire. Mais pas un "vrai travail", car le bénéficiaire d'un contrat emploi solidarité ne fait pas partie des effectifs de la structure qui l'embauche. Pas un "vrai travail" surtout car c'est un contrat sans possibilité d'avenir, et dont la rémunération est imposée à la moitié du SMIC, rémunération quasi équivalente à l'allocation du RMI.

Que dire également des formations pour adultes dans le cadre des Allocations Formation Reclassement ? Ces formations s'inscrivent-elles dans la même logique que celle qui a prévalu au développement de la formation permanente ? Peut-être, mais avec une différence notable. Il s'agissait d'adapter la main-d' oeuvre aux mutations économiques, et dans le même temps de promouvoir l'idéologie de l'ascension sociale. La première proposition reste valable, mais il ne s'agit plus de s'élever dans la hiérarchie sociale, mais d'éviter de descendre trop bas. Une autre différence s'impose, et elle est de taille. L'individu conservait et conserve toujours son statut de salarié et son emploi. Le départ en formation dans le cadre du congé individuel de formation représente une parenthèse dans la biographie du salarié, qui reste inscrit dans le cadre juridique de son entreprise. La formation dispensée dans le cadre des dispositifs d'insertion jeunes, ou dans le cadre de l'allocation formation reclassement est aussi une parenthèse, qui s'inscrit dans un parcours d'actif, certes, mais de demandeur d'emploi et plus de salarié.

La formation permanente a pris de multiples visages que l'on ne saurait confondre. Mais une opposition s'est imposée avec force. Comme le soulignait toujours Philippe FRITSCH263, la formation permanente dans les années 70 bénéficiait en priorité aux ingénieurs et techniciens. Ce processus de sélection-discrimination s'est renforcé au fil du temps. Si l'entreprise continue d'investir dans la formation de son personnel le plus qualifié, même si cela se fait dans des proportions toujours plus réduites, elle a abandonné à l'état le soin de prendre en charge la formation des personnes les moins qualifiées. L'opposition ne fait alors que se renforcer entre des catégories "d'actifs salariés" toujours plus formés, compétitifs et professionnellement intégrés, et des catégories "d'actifs non salariés" qui tentent d'échapper au déclassement professionnel et social par le recours incessant aux dispositifs de formation publics.

Le travail ne se limite plus au cadre du contrat à durée indéterminée et à temps plein, tel que l'a promu la société salariale des Trente Glorieuses. La multiplication des "situations d'emplois particulières", voire des "situations d'activités particulières", a brouillé les contours du travail salarié, qui s'impose d'autant plus fortement comme norme du travail, du "vrai travail", qu'il est menacé. Dans ce paysage embrumé, chacun définit et redéfinit, au fil de ses expériences, de son histoire, scolaire et professionnelle, ce que peut être, ou non, le travail. C'est tout l'enjeu de cette thèse que d'avancer un peu plus dans l'éclairage d'un "monde du travail" qui se reconstruit, se redéfinit et oblige les individus à redéfinir leurs propres conceptions du travail.

Notes
259.

1979

260.

CFI, CES

261.

Beaucoup de jeunes apprentis dénoncent les rôles de "domestiques" qu'ils sont amenés à jouer en guise d'apprentissage d'un métier.

262.

Voir le travail de Laurence TARRIN, 1994

263.

1975