4.2.3.4.2. TROP LENT

Nous avons vu avec Johan comment se construit, au fil d'un parcours marqué par le recours aux dispositifs d'insertion, une vision du monde du travail où le travail se réduit au cadre formel de son exercice (salaire, horaires, lieu, statut). La poursuite de l'entretien va éclairer cette analyse d'une nouvelle lumière. ‘<<J'ai oublié de dire, j'avais fait trois jours à "Z" dans le surgelé, à moins quinze dans une chambre froide, travailler au froid et tout et puis ils m'ont dit "oh mais c'est pas la peine, vous tenez pas le coup on le voit tout de suite" (...) "à partir de lundi vous changez, c'est fini pour vous", alors moi tout de suite dans ma tête, je vais pas être payé, en plus c'est pas eux qui m'payaient c'est une boite intérimaire (...) bon j'ai pas bien compris pourquoi ça marchait pas du tout parce que je pense que j'allais assez vite et tout, mais pour eux ils avaient peur qu'il m'arrive quelque chose alors après bon j'ai dit "ça fait rien on quitte ça">>.’ Ayant évoqué auparavant l'atelier de recherche d'emploi de la Mission Locale à la suite duquel il a trouvé son actuel emploi, il prend soin de mentionner qu'il a <<oublié de dire>> qu'entre les deux il a fait l'expérience d'une mission intérimaire qui s'est soldée par un échec. échec qu'il réussira finalement, par un tour de force discursif, à maîtriser totalement - ‘<<j'ai dit "ça fait rien on quitte ça">>’ - alors même qu'il venait de nous dire qu'il n'avait pas satisfait à la période d'essai. Comment interpréter ce <<j'ai oublié de dire>> sinon comme la face émergente d'un iceberg d'oublis qui vient nous dire à la fois la nécessité d'évoquer un événement resté incompréhensible ‘- <<j'ai pas bien compris pourquoi>>’ - et l'oubli comme condition d'un parcours qui ne peut se laisser déconstruire par des événements inexplicables, insignifiants et stigmatisants. On mesure en outre comment la confrontation avec une "réelle" expérience professionnelle va se solder par un échec quasi immédiat.

Car quel est l'enjeu de cet exposé discursif ? Il s'agit pour Johan, non seulement de me donner cet événement à expliquer, mais encore de tenter de justifier cet échec par une responsabilité qui n'est pas la sienne. Ce n'est pas parce qu'il était trop lent mais parce que l'entreprise avait peur qu'il lui arrive quelque chose. Autrement dit, c'est le moyen par lequel il peut reconstruire une histoire acceptable pour lui-même, tant l'histoire est peut-être chargée d'un passé douloureux.

Car l'énoncé de cet épisode vient nous dire beaucoup de choses, et notamment vient nous éclairer sur les "télescopages" repérés antérieurement. Comme beaucoup de jeunes qui fréquentent les Missions Locales, comme Sandrine A, Sandra et Paulo, Johan aura été confronté, au cours de cette expérience, mais on peut le supposer au cours de nombreuses autres expériences, à un milieu professionnel qui l'aura disqualifié comme "trop lent". S'il renie cette possible explication, par le fait même que ce soit celle-là qu'il renie, c'est certainement qu'elle s'est constituée au cours de son histoire comme motif récurrent. Cet "oubli", qui n'en est plus un, est bien posé dans la relation pour nous dire la souffrance de la disqualification dont il se sent victime et qui pourrait bien se révéler la clé d'un parcours d'insertion qui s'est résumé jusqu'alors dans son énoncé à quelques entretiens avec la Mission Locale, alors que plus d'une trentaine de rendez-vous ont été objectivement enregistrés sur sa fiche de suivi de la Mission Locale.

C'est alors peut-être parce que Johan ne parvient pas à s'adapter au rythme du monde du travail qu'il est en "parcours d'insertion" avec la Mission Locale depuis plus de six ans. Et c'est pour le même motif qu'il pourrait faire à nouveau basculer sa situation professionnelle, enfin stabilisée. Car sa "lenteur" ne représente plus un "handicap" pour son emploi actuel, mais la stigmatisation qu'elle a représentée dans l'histoire de Johan a participé à la construction d'un rapport au temps problématique, où le problème actuel n'est plus la "lenteur" mais "l'irrégularité".