4.2.3.5.5. LA MISSION LOCALE, DE LA DEPENDANCE A LA DETTE

Car l'emploi qu'il occupe est un emploi qui peut d'autant plus intéresser les conseillères de la Mission Locale qu'un certain nombre de jeunes peuvent l'occuper : ‘<<D'façon, faut pas s'leurrer, c'est le seul boulot où y a pas de diplôme, moi j'vois j'sors de 3ème j'avais 18 ans, si j'avais su avant j'aurais fait ça, je bouclerais ma carrière, j'veux dire de 18 à j'sais pas 45, 50 ans, et c'est le seul boulot où ils demandent pas de diplôme, ils demandent en gros, bon c'est sûr les deux choses les plus importantes qu'ils veulent c'est le permis avant tout parce qu'ils peuvent nous envoyer n'importe où, et le service militaire (...) faut surtout au moins avoir le véhicule>>.’ Jusqu'alors Johan avait bien évoqué par deux fois des formations qu'il avait entreprises, ou allait suivre dans le cadre de son emploi, mais jamais jusque-là il n'a mentionné d'objectif de qualification. Car, il lui semble évident que tel ne sera jamais son objectif. Comme je l'avais évoqué auparavant, Johan me dira avoir terminé l'école en 3ème, alors qu'il a objectivement arrêté sa scolarité après une 3ème SES. Cette différence est loin d'être insignifiante, car elle peut venir expliquer ici en quoi il paraît évident à Johan qu'il lui faut trouver un emploi qui ne nécessite pas de posséder un diplôme. En effet, la formation dispensée dans le cadre de la section d'éducation spécialisée l'aura sans doute dissuadé d'envisager tout parcours de formation diplômante. La pratique laisse penser que, pour des jeunes sortant de sections d'éducation spécialisée, il est quasiment impossible d'acquérir une qualification professionnelle.

Ainsi, contrairement à la quasi-totalité des jeunes enquêtés, à l'exception d'Agnès, de Sandrine A, et de Said, Johan a construit son parcours d'insertion professionnelle en dehors de toute logique de qualification. Et contre toute logique déterministe qui le placerait statistiquement dans le camp des exclus du marché du travail, Johan est parvenu à décrocher un contrat de travail à durée indéterminée et projette son avenir professionnel en termes de carrière. Mais la carrière n'est pas posée comme le moyen de réaliser un objectif professionnel, mais comme ce qui doit clore cet épisode si peu agréable de la vie qu'est celui du temps professionnel. Comme Béatrice, Sandrine B et Vincent, Johan pense à sa retraite avant même d'avoir commencé sa vie professionnelle, témoignant en cela, s'il en était encore besoin, du fardeau que représente le travail.

Nadine, la plus diplômée des six, et Johan, le plus exclu scolairement, sont parvenus tous deux à s'établir dans la stabilité, toujours relative, d'un emploi à durée indéterminée. Tous deux peuvent désormais envisager leur avenir dans les termes de la carrière, car leur temps professionnel a trouvé un cadre stable. Animés de logiques de parcours totalement différentes, et ayant mis en oeuvre des pratiques d'insertion professionnelle fort dissemblables, tous les deux se trouvent inscrits désormais dans un référentiel professionnel qui les rapproche.

Si Johan est parvenu à trouver cet emploi sans diplôme, il lui a fallu néanmoins non seulement être titulaire du permis de conduire, mais en outre posséder un véhicule.

Nous touchons là, par cette illustration, un problème central dans le processus d'insertion professionnelle de la plupart des jeunes qui fréquentent les Missions Locales. L'emploi d'agent de sécurité, de <<gardien>> comme le nomme Johan, n'est pas le seul type d'emploi qui ne requiert pas de qualification. Un certain nombre d'emplois du secteur industriel, du secteur agro-alimentaire, de la branche commerciale, du secteur de l'entretien et de bien d'autres encore n'exigent pas de qualifications, mais vont exiger de la même façon la possession d'un véhicule, que cela soit justifié par des nécessités de déplacements, par des contraintes horaires qui empêchent tout recours aux transports publics, ou plus simplement par l'éloignement des zones industrielles de la plupart des transports urbains.

En conséquence, de nombreuses conduites de parcours de formation dans le cadre du CFI, parcours sans cesse renouvelés, jamais aboutis, viendront prendre sens à la lumière d'une utilisation purement financière du dispositif, pensé dans l'objectif de contribuer au paiement du permis de conduire et à l'achat d'un véhicule. Car pour certains jeunes - ce sera le cas de Nagette, de Mériem, de Sofia et de Said - échaudés aux désillusions de la qualification professionnelle, le meilleur passeport pour l'accès aux entreprises reste la possession d'un véhicule.

Ces pratiques de détournement des dispositifs me semblent significatives de logiques de résistances de populations contraintes de s'adapter à des objectifs que leur "sens pratique" du marché du travail a détecté comme inadaptés. Car la mobilité est un atout parfois supérieur à la qualification dans certains secteurs d'activités, et ce d'autant plus que les niveaux de formations sont faibles. Plutôt que de s'acharner à démasquer les "fraudeurs" ou autres usurpateurs, il me paraît plus efficace de s'attacher à comprendre ces logiques de falsification comme significatives de souffrances et de dénonciations impossibles. Car de quel contre-pouvoir les jeunes qui fréquentent les Missions Locales disposent-ils pour faire valoir le bien-fondé de leurs demandes, si ce n'est celui de la violence ou de la résistance ?

Nous touchons ici un point fondamental de la dynamique assistancielle du dispositif des Missions Locales. Si les professionnels de terrain, les "conseillers", sont quelquefois consultés sur le bien-fondé des mesures à prendre ou plus généralement des mesures déjà prises en matière d'insertion, les publics concernés par ces mesures ne sont jamais consultés. Si les professionnels constituent un collectif semi-organisé capable d'exprimer des désaccords vis-à-vis des politiques imposées par la hiérarchie politico-administrative, les jeunes auxquels s'adressent ces politiques ne se sont jamais jusqu'alors organisés en collectifs capables d'opposer une résistance active aux mesures qui leur sont destinées. Toutefois, le développement des associations de chômeurs au cours de ces dernières années pourrait créer des précédents et initier un mouvement de fonds capable de générer des contre-pouvoirs, seuls à même d'impulser une véritable citoyenneté participative qui puisse rompre avec les logiques assistancielles qui dominent le secteur de l'insertion professionnelle.