4.2.3.6. ÊTRE UN HOMME

Johan m'expliquait la nécessité professionnelle de la possession d'un véhicule, il va poursuivre en donnant à sa mission professionnelle un caractère tout à fait hors du commun : ‘<<Faut surtout au moins avoir le véhicule parce que bon ça m'est jamais arrivé personnellement mais (...) si y a une alerte à la bombe, j'sais pas moi vers Marseille ou vers Bordeaux faut y aller faut pas avoir peur (...) on travaille pour "vigipirate" on parle à la télé à l'heure actuelle (...) en plus de la police, en plus des militaires, en plus de la gendarmerie et tout donc nous on intervient les premiers>>.’ L'emploi occupé n'impose pas de posséder un diplôme, seul importe le véhicule. Or ce n'est pas pour l'usage banalisé de tout un chacun qu'il lui faut disposer d'un véhicule, mais pour pouvoir remplir une mission d'intérêt national. On voit par cette illustration comment Johan parvient à se construire une image professionnelle valorisante, acceptable pour lui-même, en mobilisant les catégories du courage, de la vaillance, toutes catégories éminemment masculines, à défaut de pouvoir s'autovaloriser par une qualification professionnelle.

Mais nous allons bien vite comprendre que cette image d'homme vaillant, courageux et viril ne correspond pas à sa personne.

‘<<Mais bon comme j'ai dit à mes parents moi ce que j'aimerais bien c'est que d'ici j'sais pas moi, cinq ou six ans si on m'fait choisir mon job, mon vrai job, j'demanderai d'être de l'astreinte parce que c'est vraiment un boulot qui est plus cool, quoi j'veux dire, on a un petit dossier, on dit on va à tel endroit voir si le gars est bien sur son site (...) c'est pas compliqué>>,’ Johan nous confirme ici comment il construit dans la projection d'un avenir stabilisé un projet de carrière. Carrière qui impliquera qu'il ait la possibilité de choisir, et de choisir son <<vrai job>>. Afin de préserver une image valorisante de lui-même il met en place un processus de mise à distance - <<si on me fait choisir mon vrai job>> - qui lui permet de ne pas s'identifier à un emploi où ‘<<de toute façon faut pas s'leurrer c'est le seul boulot où y a pas de diplôme>>.’

Contrairement à Sylvain ou à Makram, la carrière n'est pas pensée dans les termes d'une promotion garantissant l'accès à une prise de responsabilités. La carrière de Johan est au contraire envisagée comme moyen de se protéger contre les vicissitudes d'un métier à risques qui implique un processus d'identification à des valeurs qu'il ne partage pas. La promotion qu'implique le déroulement de carrière est alors le moyen pour lui de prendre ses distances vis-à-vis d'une identité professionnelle qu'il ne peut incorporer ; il lui faudra pouvoir attendre de choisir son <<vrai job>>, autrement dit, celui dans lequel il se reconnaîtra et il sera reconnu.

‘<<Les gens sont sympas, du moins ça dépend dans le site où on tombe (...)j'ai un collègue il me dit "vas-y surtout pas parce que tu vas en frapper un parce que t'es tellement fort (...) il paraît qu'y a des moments c'est des grands coups dans les épaules (...) ça a bardé quoi ils disaient "on est là pour surveiller ils sont pas là pour te donner des coups dans les épaules" donc, non autrement ça se passe bien>>,’ une fois encore Johan vient déposer dans la relation d'entretien le problème que représente pour lui cette identification "impossible".

Nous sommes enfin en mesure de comprendre en quoi le décalage entre l'identité attribuée par autrui et l'identité vécue par Johan est problématique car source de malentendus. Ses collègues lui renvoient le fait qu'il a été recruté pour une identité présupposée d'homme "costaud et batailleur" qui ne correspond pas à l'homme "tranquille et pacifique" qu'il est. C'est dans ce décalage entre "identité pour autrui" et "identité pour soi" que Johan souffre d'une identification paradoxale à lui-même que cet emploi vient révéler.

Poursuivant encore, comme pour se libérer d'une souffrance professionnelle qui trouve son exutoire par la mise en mots : ‘<<C'que j'ai regretté le plus c'est les banques, alors ça c'est une catastrophe, ils vous mettent devant une banque pendant neuf heures et interdiction de bouger (...) faut attendre la mort dehors, si on s'fait attaquer par exemple on peut toujours rien faire (...) donc comme ils nous ont dit "si un jour ça doit arriver, ce que vous faites, vous tombez dans les pommes vous attendez même pas que le gars sorte le couteau ou quoi que ce soit vous tombez dans les pommes y aura le rondier qui passera sûrement à ce moment là il appellera les pompiers, d'ailleurs y aura accident du travail on vous remboursera l'hôpital, donc là on est tranquille>>’. Comme pour se rassurer et se justifier à la fois, il m'explique comment ce décalage entre "identité pour autrui et "identité pour soi" est pris en considération et traité par les professionnels. Le décalage doit se résoudre professionnellement par la fuite, et surtout pas par l'affrontement. Plus encore, c'est par l'adoption d'une posture qui a longtemps symbolisé la nature féminine - <<tomber dans les pommes>>, qu'il lui faut contourner les situations périlleuses. La duplicité de cet ethos professionnel qui joue sur la caricature des symboliques masculines et féminines vient alors interroger la construction de l'identité sexuelle.

Son identité d'homme "cordial" cherchera à s'adapter à cette identité professionnelle paradoxale qui implique un dédoublement temporaire de personnalité qui n'est pas facilement négociable par tout un chacun.

Nous avons pu suivre, une fois encore, comment le cheminement discursif de Johan lui a permis d'exposer la complexité d'un processus d'identification professionnelle problématique. Nous sommes mieux en mesure de saisir en quoi cette identification professionnelle est contextuelle ; conflictuelle et problématique dans certaines conditions, apaisée et résolue dans d'autres. La socialisation au métier d'agent de sécurité n'est pas univoque, elle se négocie à travers de multiples moments, de multiples confrontations qui mettent en jeu un processus d'identification, à la fois sexuelle, sociale et professionnelle, qui ne va pas de soi et se construit par adaptations successives et renégociations permanentes.