4.2.3.7. ÊTRE ACTIF

Johan va enchaîner directement sur ce que représente le travail pour lui : ‘<<Mais autrement non c'est bien, moi j'trouve que ça passe le temps quoi c'est surtout ça parce que moi j'vois mes parents rentrent pas bien tôt donc y a des moments j'me dis heureusement qu'je bosse parce que autrement j'resterai comme ça c'est pas possible>>’. Ce "boulot", source d'angoisses et de conflits, ne peut être vecteur de réalisation personnelle, il doit alors trouver sa signification sur un autre registre. Il viendra en conséquence prendre sens dans la nécessité de rompre une temporalité familiale omniprésente, mais marquée par la solitude quotidienne.

Ainsi ce n'est pas tant le travail qui confère un sens à l'existence de Johan que l'activité qui ne s'y réduit en aucune manière, bien au contraire : ‘<<Par exemple là j'ai perdu mon grand-père depuis dimanche dernier ben ma grand-mère se retrouve toute seule (...) comme j'lui ai dit "si un jour tu as besoin de moi, d'un coup de main, de quoi que ce soit j'prends la voiture, j'arrive (...) j'aime rendre service tout autour de ma famille pourtant ils sont pas tous dans le coin (relance : <<C'est plus important que le travail ?>>) ah ouais, j'pense ouais parce que ça m'fait bouger, ça m'fait sortir, parce que bon le gardiennage, c'est vrai c'est super comme boulot mais j'veux dire des fois on a strictement rien à faire (...) c'est du boulot mais sans plus quoi j'veux dire, c'est pas du boulot tapant, que là aider la famille j'pense que c'est, pour moi c'est quand même assez important>>’ . Comme Christine, Makram et Sylvain, Johan mobilise la catégorie de "l'utilité", mais lui aussi dans un sens qui lui est propre. Catégorie récurrente elle n'en est pas moins polysémique. Ainsi, le service rendu à la famille, argumenté dans un premier temps dans un souci d'aide, se révèle rapidement davantage comme une nécessité d'activité. Tout comme pour Makram et Sylvain, ou encore pour Sophie, Nagette, Sandra, ou Cyril, le travail prend sens pour Johan en tant qu'il correspond à la possibilité d'être actif. C'est alors peut-être parce que l'emploi ne parvient pas à satisfaire la nécessité de l'exercice d'une activité réelle que le service rendu à la famille peut venir combler ce manque.

Je profiterai de l'ouverture amorcée par Johan sur la différence entre travail et activité pour lui poser une question relance : ‘<<Et qu'est-ce qui est important pour vous dans le fait de travailler ?>>. <<Ben moi j'sais pas mais moi j'ai toujours aimé j'ai mieux aimé travailler que par exemple travailler pour l'école, j'préfère mieux travailler pour la vie professionnelle que pour l'école, ben parce que j'trouve que c'est plus dynamique que l'école, j'm'ennuyais, j'travaillais très très mal en plus, j'ai redoublé deux fois et donc j'ai pas peur d'le dire, mais pouf ça m'a jamais rien apporté, non j'préférais la vie professionnelle, que bon maintenant qu'j'y suis, j'suis tranquille>>’. L'opposition qui organise la trame de son argumentation entre l'ennui et la satisfaction - ennui d'une vie scolaire où il a été marginalisé, et satisfaction d'une vie professionnelle qui serait source de reconnaissance mutuelle, est davantage une opposition virtuelle qui vient nous dire ce que devrait être le travail, qu'une opposition réelle telle qu'elle est effectivement vécue. Les services rendus à la famille viennent prendre place dans la béance de ce décalage entre le réel et le virtuel pour compenser ce que n'est pas encore le travail.

Dans un système de valeurs associées au travail cohérent Johan ne conçoit pas son "boulot" pour son seul aspect pécuniaire : ‘<<Je reconnais que c'est un boulot pas trop mal mais bon c'est sûr qu'il faut y aimer quoi, c'est à dire que le gars qui fait ça parce que juste y a l'argent à la fin du mois comme font les lycéens en ce moment les trois qui sont avec moi, moi j'admets pas trop quoi, parce que bon c'est bien de toucher l'argent mais y a pas l'argent, d'abord y a le boulot voir s'il a été fait ou pas quoi et oui aujourd'hui c'est tout de suite l'argent>>’. Dénonçant une conception du travail qui réduit l'activité au seul gain qu'elle rapporte et qui a imposé sa logique à tous les marchés, y compris celui du travail, il se positionne, comme Makram et Sylvain avant lui, du côté d'une conception du travail qui valorise la tâche et son utilité sociale.

Poursuivant en dénonçant les pratiques absentéistes de ses collègues, préjudiciables non seulement à la profession mais aux collègues de travail mêmes, il se placera du côté de ceux qui respectent leur travail, si difficile soit-il : ‘<<Y'en a très peu qui respectent parce que soit d'une part le gars est malade, soit le gars l'a fait exprès ou alors le gars le prend pas au sérieux (...)"j'ai personne pour ma relève qu'est-ce que j'dois faire ?" il m'a dit "ben dans ces cas-là vous devez faire quatre heures de plus"(...) y a des fois c'est emmerdant quoi parce qu'on aimerait mieux voir la famille que travailler >>’. On saisit une fois encore le caractère problématique d'une gestion du travail qui impose une disponibilité permanente des salariés aux nécessités de l'entreprise, en faisant porter le poids d'un fort absentéisme sur les épaules des rares salariés qui assurent leur présence.