4.2.3.8. PORTRAIT D'UN "RETRAITÉ"

La vision du monde du travail de Johan s'est construite sur le modèle d'un tableau impressionniste, par petites touches successives.

Articulé autour de trois catégories principales, le discours de Johan va progressivement ébaucher pour nous un système de valeurs associées au travail cohérent qui viendra mettre en perspective une conception principalement instrumentale du travail.

C'est par un rapport problématique au temps social prédominant dans la société française actuelle que le parcours de Johan va trouver la cohérence de son articulation. Stigmatisé comme "trop lent" par le système scolaire, il se verra relégué dans une Section d'éducation Spécialisée, où il incorporera l'impossibilité qui est la sienne d'accéder jamais à une formation qualifiante. Il lui faudra donc intégrer le marché professionnel par un autre biais.

Cette impossibilité de s'adapter au temps social dominant va organiser toute la logique de construction de son parcours d'insertion avec la Mission Locale. De stages en contrat emploi solidarité, en passant par des missions de travail intérimaire, Johan sera confronté à la réalité d'un monde du travail qui impose un rythme qu'il n'est pas en mesure de suivre. Jusqu'aux rendez-vous fixés avec la Mission Locale - trop courts - Johan vient nous dire que son temps à lui n'est pas le même que celui qu'on veut lui imposer.

Embauché dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée, ce temps social problématique qui a structuré l'ensemble de son parcours scolaire et de son parcours d'insertion professionnelle, vient à nouveau interférer dans le processus d'adaptation professionnelle. Il ne s'agit plus cette fois de "lenteur", mais d'un emploi du temps qui ne correspond pas à la norme temporelle en vigueur. Le problème est désormais inversé. Ce n'est plus Johan qui pose problème à l'entreprise, mais l'entreprise qui fait problème à Johan. Car ce rythme de travail, qui n'en a pas, impose à Johan une disponibilité de chaque instant préjudiciable au bon déroulement d'une vie sociale et familiale "normale". Car tel est certainement l'enjeu du parcours d'insertion de Johan : accéder à une normalité jusque-là refusée.

Cet enjeu que constitue l'accès à la normalité va également se situer sur une autre scène, celle de l'identité sexuelle. Recruté dans cet emploi d'agent de sécurité pour une identité attribuée d'homme "costaud et bagarreur", il est confronté à la nécessité d'intégrer un ethos professionnel paradoxal qui joue sur les apparences de cette "identité pour autrui". S'il lui faut "jouer les gros bras" et être "fort en gueule" pour impressionner, il se doit toutefois d'adopter une sensibilité "féminine" pour incorporer au mieux cet ethos professionnel qui joue de l'ambiguïté d'une image dédoublée. Mais son "identité pour soi" d'homme "cordial" s'adapte mal à cette duplicité qui nécessiterait d'avoir incorporé une identité sexuelle suffisamment stable pour pouvoir se permettre d'en jouer. L'activité professionnelle vient ici révéler la fragilité d'une identité sexuelle peut-être encore incertaine.

Enfin, la troisième catégorie qui va organiser la cohérence de la vision du monde professionnel de Johan est la catégorie de lieu. C'est par la localisation spatiale que Johan désigne ses expériences de travail. Le travail prend sens en référence à un espace qui confère toute sa signification à l'activité exercée.

Les expériences de travail réalisées dans le cadre de stages, d'un contrat emploi solidarité, de missions intérimaires, ont pu contribuer à forger une vision du monde du travail articulée autour de cette catégorie repère. En effet, ces "situations d'emploi particulières", en brouillant les repères entre statuts professionnels et statuts non professionnels, ne permettent pas une parfaite lisibilité de la situation vécue. Et ce d'autant plus que l'activité exercée n'est que rarement nommée dans les termes de la profession ou du métier ; les jeunes seront "stagiaires" ou "CES" avant d'être "secrétaires" ou "aides-maçons", tout comme ils sont "apprentis" avant d'être "apprentis-chaudronniers".

Le lieu d'exercice de l'activité pourrait alors constituer l'ultime repère pour des jeunes amenés à multiplier des expériences de travail dans des "métiers" auxquels ils sont rarement identifiés et qui changent de surcroît souvent.

Mais c'est aussi parce que le travail s'oppose à l'école que les "expériences professionnelles" de Johan réalisées dans le cadre des dispositifs d'insertion parviendront à acquérir ce noble statut. Car l'objectif de Johan, à l'instar de Paulo et Frédéric, est de s'éloigner de tout ce qui représente l'école, symbole d'ennui, d'inactivité, mais surtout, on peut le supposer, de stigmate. Dès lors, toutes les activités réalisées dans un espace identifié comme professionnel prendront le statut d'activités de travail, quand bien même elles auront été "bénévoles", car dans ce système de valeurs associées au travail binaire où s'oppose l'école et tout ce qui ne relève pas de l'école, toute activité autre que scolaire prend nécessairement sens dans le référentiel du "travail".

Ainsi, travailler signifiera pour Johan être actif dans un lieu professionnel. Or, son expérience professionnelle actuelle vient révéler le déséquilibre temporaire dont souffre son système de valeurs associées au travail. Car il travaille effectivement dans un cadre professionnel reconnu comme tel, et bénéficie de surcroît d'un contrat de travail à durée indéterminée qui vient l'assurer de la pérennité, même relative, de sa situation d'actif stable. Mais le contenu réel de son activité professionnelle est davantage marqué par l'inactivité, par l'ennui, que par une réelle activité. L'environnement familial viendra alors compenser ce défaut d'activité réelle.

Johan illustre parfaitement la situation paradoxale de ces "travailleurs inactifs", et met en évidence la nécessité qu'il y a à distinguer les catégories, couramment liées, d'activité et de travail.

Le statut dit "d'actif" que valide socialement le contrat de travail, apparaît dans toutes ses contradictions. Puisque c'est comme "salarié" que Johan fait l'expérience de l'inactivité et comme "bénévole" qu'il recherche cette activité tant convoitée. L'emploi ne satisfait pas aux objectifs de Johan qui se doit d'aller chercher "ailleurs", dans la famille ou dans un autre emploi, ce qui va donner sens à son existence : une activité relationnelle.

Tout son parcours l'atteste, il faut à Johan développer et entretenir des réseaux relationnels qui constituent la dynamique de son quotidien. Son emploi actuel d'agent de sécurité qui l'inscrit dans un cadre professionnel marqué par l'isolement ne pourra pas satisfaire longtemps à ses objectifs. Conscient de ce décalage entre réalité du travail et aspirations professionnelles, il ne peut concevoir son avenir professionnel que dans les termes d'une carrière qui viendra le sortir de cette condition professionnelle marquée par la solitude et le risque.

Les structures d'insertion avec lesquelles Johan aura construit l'ensemble de son parcours d'insertion, à l'image de Christine ou de Makram mais bien davantage qu'eux, ne sont pas pensées comme espaces de dépossession ou de déresponsabilisation.

Tout au contraire, la Mission Locale, car elle se sera sans doute constituée comme lieu repère principal de son parcours, est appréhendée comme un espace de valorisation personnelle qu'il n'entend pas quitter alors même qu'il a trouvé un emploi en contrat à durée indéterminée. Espace de reconnaissance, la Mission Locale va alors s'inscrire dans une relation de dette-dépendance qui amènera Johan à proposer ses services à la conseillère professionnelle qui l'a suivi tout au long de son parcours d'insertion, comme monnaie d'échange pour les services qu'elle lui aura rendus.

Car la Mission Locale n'est pas seulement appréhendée par Johan comme lieu d'aide à l'insertion professionnelle, c'est également, si ce n'est surtout, un lieu de contacts où peuvent se créer des relations sociales, bien difficiles à nouer par ailleurs.

Dès lors un outil d'aide à la recherche d'emploi communément utilisé dans les structures d'insertion, comme l'Atelier de Recherche d'Emploi, sera sollicité à plusieurs reprises par Johan, et ce contrairement à Latifa ou à Nadine. Il sera sollicité par Johan davantage dans l'objectif de nouer des relations amicales, qu'afin de rechercher un emploi. Cette réappropriation de l'outil "Atelier Recherche d'Emploi" comme "espace de convivialité" n'est pas un phénomène singulier, propre à Johan, mais un processus de nombreuses fois observé qui renvoie à l'isolement caractéristique dont souffrent de nombreux jeunes durant leurs parcours d'insertion.

Comme Latifa, Christine, ou Nadine, Johan aura fait l'expérience de démarches de candidatures spontanées infructueuses, et aura préféré mobiliser son réseau personnel. Disposant sans doute d'un réseau parental plus efficace, c'est grâce à ce réseau qu'il parviendra à décrocher un emploi stable dans une entreprise au sein de laquelle il avait à plusieurs reprises travaillé dans des cadres temporaires.

Son parcours d'insertion professionnelle temporairement stabilisé est donc le résultat d'une mise à l'épreuve de nombreuses fois renouvelée, qui se sera échelonnée sur plus de six années. Mais cet emploi qui sort enfin Johan de la "précarité", est l'objet d'un processus d'identification complexe qui pourrait mettre en péril cette "stabilité" enfin acquise.

La "précarité" professionnelle telle qu'elle est socialement catégorisée dans les termes du "temporaire" sera évoquée par Johan pour marquer la déception qu'aura été la sienne de ne pas pouvoir poursuivre certaines de ces expériences professionnelles.

Contrairement à Christine, Nadine, Makram, Sylvain, Cendra, Agnès, Nagette, Sandra, Fahra, Sami, Xavier B et Cyril, qui ont également expérimenté la "précarité" professionnelle, Johan sera un des rares jeunes, avec Paulo et Vincent, à exprimer le regret d'expériences professionnelles interrompues contre son gré. Pour les premiers, les postes occupés dans le cadre de ces emplois temporaires présentaient trop peu d'intérêt ou bien furent le lieu d'expériences relationnelles problématiques au point qu'ils n'ont pas souhaité y poursuivre leur parcours d'insertion. Pour Johan, en revanche, quelques expériences auront été suffisamment dignes d'intérêt à ses yeux pour qu'il puisse exprimer le regret de fins de contrats non souhaitées.

Cette temporalité des emplois "précaires", problématique pour Johan, s'inscrit dans un parcours marqué par un rapport au temps problématique. Stigmatisé dès son parcours scolaire pour sa lenteur, Johan va inscrire tout le déroulement de son parcours dans un rapport au temps "décalé".

Désormais recruté dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée, le "temps professionnel" qui lui est imposé fait à nouveau problème, et de la même façon que Christine, Sylvain, Sandra, Sandrine B, Mériem, Paulo et Sami, il dénoncera un temps professionnel problématique. Cadences intenables pour les uns, disponibilité permanente pour les autres, ce sont les modalités de gestion de la main d' oeuvre régies par une logique de la rentabilité qu'ils mettent les uns et les autres en question.

Car le temps du travail dépasse largement la seule sphère professionnelle, et en s'imposant comme temps social dominant à l'ensemble des sphères sociales, le temps professionnel pourrait empêcher que ne se contruise un temps non professionnel. L'exemple de Johan illustre parfaitement ce processus d'envahissement du temps professionnel qui rend impossible la gestion du temps hors-travail tant le temps de travail s'est imposé comme temps exclusif dans sa vie.

Ce temps social qui s'est construit comme problématique dans le parcours de Johan vient également expliquer en partie un processus de construction identitaire singulier fondé sur la requalification. Stigmatisé dès l'école pour sa lenteur, Johan va construire un système de valeurs associées au travail en opposition systématique à tout ce qui peut lui rappeler le cadre scolaire.

Ainsi, quand il s'agira d'évoquer ses expériences professionnelles dans le cadre de contrats de travail "précaires", il mettra en oeuvre un processus de requalification des catégories officielles - "stagiaire", "CES" - visant à rendre signifiantes ces expériences dans ses propres catégories - <<bénévole>>, <<vacataire>> - car la dimension "formation" qui marque les catégories officielles attachées à ces statuts ne peut avoir de sens pour un jeune comme Johan qui a été stigmatisé comme incapable d'acquérir une formation professionnelle.

L'identité professionnelle de Johan va se construire sur des catégories de statuts, et non sur des catégories professionnelles. C'est en tant que <<bénévole>> ou <<vacataire>> qu'il construit son identité, et non en tant que "mécanicien" ou "agent de sécurité", car l'identification professionnelle semble impossible du fait d'un processus de non reconnaissance.

Actuellement embauché comme "agent de sécurité", il est nié par ses supérieurs hiérarchiques dans son identité professionnelle - ‘<<on n'est pas des gardiens>>’ - du fait d'une impossibilité à incorporer un ethos professionnel qui joue sur l'ambiguïté de l'identité sexuelle. Recruté pour une "identité pour autrui" d'homme austère et courageux, Johan est mis devant l'incapacité d'incorporer ce personnage qui s'oppose en tout point à son "identité pour soi" d'homme cordial, et plutôt peureux. Rassuré par une professionnalisation qui valorise davantage une sensibilité féminine - <<tomber dans les pommes>> - que les attributs traditionnellement masculins de la virilité - ‘<<si on est attaqué on peut pas intervenir>>’ - il ne se sent pas moins non reconnu en tant que professionnel de la sécurité car il lui est demandé de jouer un personnage austère - ‘<<le gardien il faut qu'il gueule tous les jours>>’ - qui ne correspond en rien à sa personne d'homme "relationnel".

Le processus de construction de l'identité professionnelle est un processus qui engage la personne dans toute sa configuration identitaire. Le travail ne peut donc se résumer à l'exercice indifférencié d'une tâche professionnelle, tant l'activité professionnelle requiert du salarié un engagement qui dépasse largement la tâche exécutée.