4.2.4. POUR CONCLURE

Tout au long de l'analyse des entretiens de Makram, Sylvain et Johan, nous avons pu observer comment se sont élaborées des visions du monde du travail marquées tout à la fois par le "même" et par le "différent".

"Responsable de rayon" dans la grande distribution, "électricien" ou "ambulancier", et "agent de sécurité" ; tous trois occupent, ou tendent à occuper, des activités professionnelles traditionnellement catégorisées comme "masculines". De la même façon, les contrats de travail occupés - contrat de qualification, contrats de travail temporaires - sont des contrats de travail "précaires" dans lesquels se regroupent davantage d'hommes que de femmes. Enfin, tous trois accordent une place fondamentale à l'activité professionnelle dans leur construction identitaire, et s'accordent à construire le travail comme une nécessité d'action qui dépasse le seul cadre professionnel et ne peut se résumer à une nécessité alimentaire.

Le travail s'est ainsi construit pour eux, et ce contrairement aux trois jeunes femmes que nous avions rencontrées précédemment, comme le vecteur principal de leur identité sociale. Pour tous trois, le travail est le support de leur réalisation personnelle, à la fois moyen d'être "actif" et "utile". Ces catégories de l'activité et de l'utilité qu'ils viennent construire comme catégories constitutives du travail ne sont pas des catégories qui seront mobilisées par les jeunes femmes, à l'exception de Christine pour ce qui est de la catégorie de l'utilité.

Si la catégorie de l'activité est une catégorie qui s'est construite historiquement et socialement comme une catégorie "masculine", en ce qu'elle réfère à la catégorie professionnelle des "actifs" longtemps dominée par le genre masculin, la catégorie de l'utilité est en revanche une catégorie davantage marquée par la symbolique "féminine" en ce qu'elle référerait à une nécessité quasi ontologique de se rendre utile à autrui. Mobilisée par les hommes, pas par les femmes, cette catégorie de l'utilité vient attester du caractère proprement construit de sa signification. Mais en outre, le fait que les femmes n'aient pas mobilisé cette catégorie en référence à l'espace professionnel vient peut-être témoigner du fait que c'est dans l'espace non professionnel qu'elles envisagent de se rendre utiles.

Le travail est également objet d'attributions de sens marquées par la différence des sexes dans le sens où le travail n'est pas appréhendé par les hommes dans les seuls termes de la nécessité alimentaire. Le travail reste incontestablement une nécessité alimentaire, mais à la différence des femmes, c'est à la condition du "plaisir" que le travail peut être accepté en tant que tel par les hommes. Alors que les femmes investiront des espaces non professionnels comme lieux de réalisation d'elles-mêmes, les hommes n'envisageront de se réaliser que dans l'espace professionnel, et ce à la condition que l'activité professionnelle apporte suffisamment de "plaisir".

Sylvain a construit son parcours d'insertion professionnelle dans une logique de "reclassement social" axée sur la qualification professionnelle en entreprise et présente, au moment de l'entretien, un parcours d'insertion temporairement stabilisé par un contrat de travail à durée indéterminée. Toutefois, à l'instar de Nadine, Sylvain n'est pas parvenu à s'identifier à son activité professionnelle, et c'est ‘<<en tant que responsable du rayon lavage>>’ qu'il se sera présenté à moi. Son identité professionnelle virtuelle de "responsable de rayon" ne peut s'accorder avec une identité professionnelle visée qu'il espère davantage valorisée mais qui demeure non identifée. Le travail prend sens pour Sylvain en tant qu'activité salariée permanente et régulière. C'est une nécessité alimentaire qu'il accepte de supporter à condition qu'elle lui procure en échange suffisamment de plaisir pour constituer un cadre d'épanouissement satisfaisant. Mais le travail reste avant tout signifiant pour Sylvain en tant qu'activité nécessaire, indépendamment de la contrainte du cadre professionnel. C'est par le travail que Sylvain vise la construction de son identité sociale, qu'il soit ou non libéré de la contrainte alimentaire qu'il représente.

Makram tente de construire son parcours professionnel dans la logique d'une double professionnalisation. Marqué par la "précarité" professionnelle son parcours d'insertion ne lui a pas permis d'élaborer un processus de construction identitaire professionnelle signifiant, et Makram reste dans l'attente de pouvoir enclencher un parcours de qualification qui sera l'amorce d'un processus d'identification aux métiers visés d'<<ambulancier>> et d'<<électricien>>. Le travail prend sens pour lui en tant qu'activité nécessaire, source d'épanouissement et de plaisir, qui s'oppose à une nécessité alimentaire aliénée. Le travail est signifiant en tant qu'il est vecteur principal si ce n'est exclusif de l'identité sociale qu'il tente de construire par la professionnalisation.

Quant à Johan, il présente un parcours d'insertion fortement marqué par la "précarité" professionnelle, mais qui pourrait se stabiliser temporairement par un contrat de travail à durée indéterminée. Lui non plus n'est pas parvenu jusqu'alors à construire une identité professionnelle signifiante. Non reconnu par ses supérieurs hiérarchiques comme "professionnel", ne reconnaissant pas ses supérieurs comme autorités légitimes, Johan est dans une situation d'impossible identification à un emploi d'"agent de sécurité" qui l'empêche d'accorder son identité d'homme cordial à une identité d'homme antipathique. Pour autant, le travail est pensé comme incontournable, et c'est par l'ancienneté et la promotion que Johan construit son identité professionnelle dans un futur qui lui permettra d'échapper à son poste actuel. Le travail prend sens comme nécessité à laquelle il tentera de s'adapter dans une logique de carrière.

Tous trois présentent des parcours d'insertion fort différents, et sont animés de logiques d'insertion professionnelle variées. Comme Christine, Latifa et Nadine, ils ne sont pas parvenus jusqu'alors à construire des identités professionnelles signifiantes dans la présentation d'eux-mêmes. Comme elles, ils développent des pratiques de mise à distance du travail, mais différemment d'elles, ces pratiques de mise à distance s'inscrivent de façon prédominante dans le cadre professionnel, car tous trois accordent une place centrale au travail dans la construction de leur identité sociale. L'identité professionnelle actuelle, "problématique" pour diverses raisons, est mise à distance au profit d'identités professionnelles visées dans le futur.

La socialisation à l'emploi apparaît fortement problématique à ces jeunes hommes. Ils tenteront en conséquence de construire leur identité socioprofessionnelle dans des logiques de professionnalisation et de carrière qui leur permettront d'échapper aux identités professionnelles actuelles qu'ils ne peuvent incorporer. La qualification professionnelle pour les uns, la promotion interne pour les autres, seront autant de moyens envisagés pour parvenir à construire une identité professionnelle qui puisse accorder l'"identité pour soi" et l'"identité pour autrui".

Comme elles, Makram, Sylvain et Johan ne seront pas parvenus jusqu'alors à construire des identités professionnelles signifiantes. Les emplois exercés ne seront pas parvenus à plaire suffisamment pour permettre la construction d'"identités pour soi" en accord avec les "identités pour autrui".

Ils mettront alors en oeuvre divers processus de mise à distance de ces "identités pour autrui" - "demandeur d'emploi", "responsable de rayon", "gardien" - qui ne peuvent s'accorder avec leurs "identités visées", afin de pouvoir construire des "identités pour soi" acceptables.

Makram va mettre en oeuvre un projet de qualification afin de se professionnaliser comme <<ambulancier>> et <<électricien>>.

Sylvain s'est réinscrit pour passer un CAP de magasinier afin de reconstruire un parcours de qualification qui lui permettra d'aspirer à des emplois davantage valorisés.

Johan attend quand à lui une éventuelle promotion qui lui permettra d'échapper à l'identité attribuée de gardien austère qu'il ne peut incorporer à son identité d'homme cordial.

Dans tous les cas, il s'agira pour eux de construire leur identité dans l'espace professionnel, et toutes les solutions envisagées pour mettre à distance ces identités attribuées visent la construction d'identités professionnelles, et ce, à la différence de Latifa, Christine, et dans une moindre mesure Nadine.

La formation professionnelle s'inscrit pour Makram et Sylvain, mais pas pour Johan, comme le moyen privilégié de mettre à distance des "identités pour autrui" problématiques, tout comme ce fut le cas pour les trois jeunes femmes rencontrées précédemment. Mais alors que la formation professionnelle s'inscrivait pour elles dans des logiques de qualification non nécessairement orientées par une volonté d'inscription professionnelle durable, la formation professionnelle s'inscrit pour eux au coeur de la construction de leur identité socioprofessionnelle.

à la différence des jeunes femmes rencontrées, pas plus Makram que Sylvain ou Johan ne construiront leur échec scolaire dans les termes d'un échec mérité dont ils sont seuls responsables faute d'avoir suffisamment travaillé. Le rapport à l'autorité scolaire semble s'être construit selon des modalités bien différentes qui nous renseignent sur un rapport sexué à la socialisation scolaire.

Alors que les jeunes femmes ont incorporé comme étant de leur fait les échecs scolaires rencontrés, les jeunes hommes ne semblent pas prendre en considération ces échecs qui restent pour eux non évoqués, comme s'ils étaient non pensés en tant que tels.

Et c'est selon le même principe que Makram, Sylvain et Johan reconstruiront les échecs auxquels ils auront été confrontés durant leurs parcours d'insertion professionnelle, comme échecs à rapporter à des causes extérieures, indépendantes de leurs volontés et de leurs responsabilités. Alors que Latifa, Christine et Nadine vont tenter de donner sens à des situations d'échecs restées incompréhensibles par des difficultés qu'elles ont reconstruites comme leur étant propres - difficultés à s'exprimer pour Latifa, manque de motivation pour Christine, trop timide pour Nadine, les hommes vont reconstruire ces échecs comme résultant de facteurs extérieurs - abus de pouvoirs des organismes de formation pour Makram, licenciement pour raisons économiques pour Sylvain, contrat non renouvelé faute de possibilité de recrutement pour Johan.

La socialisation à l'échec se construit dans les termes de la différence des sexes, et les hommes semblent bien davantage en mesure de dépasser leurs échecs en les reconstruisant comme n'étant pas de leur fait, alors que les femmes vont les incorporer sans pouvoir parfois les dépasser.

Ce rapport différencié à l'échec ne va toutefois pas induire un rapport différencié à la "précarité" professionnelle. Les jeunes femmes n'ont pas problématisé leurs expériences de travail temporaires dans les termes de la "précarité", construisant en revanche comme "problématiques" leurs capacités relationnelles, posées de façon implicites comme causes de leurs échecs. Makram, Sylvain et Johan, de la même façon, ne vont pas problématiser leurs expériences professionnelles temporaires dans les termes socialement construits de la "précarité". Pour eux, comme pour elles, l'instabilité de leurs expériences professionnelles n'a pas constitué, en elle-même, un problème. En revanche, comme elles, ils vont construire la catégorie temporelle comme problématique, mais pas dans les termes de la "précarité". C'est dans les termes de l'attente, de l'ennui pour Makram, des cadences infernales pour Sylvain, de l'irrégularité et de l'ennui pour Johan, que va se construire comme problématique un environnement professionnel marqué par des rythmes professionnels auxquels ils ne parviennent pas à s'adapter.

Comme pour elles également, la catégorie temporelle se construit comme problématique dans les termes du retard et du décalage. Décalage pour Makram qui construit son parcours en rupture avec son environnement, préférant se donner le temps et la chance de réussir ses objectifs. Retard pour Sylvain prêt à consacrer des années, ‘<<quitte à être le plus vieux>>’ pour rattraper son retard scolaire. Retard également pour Johan qui, <<trop lent>>, ne parvient pas s'adapter au rythme social dominant.

Ce rapport problématique au temps peut expliquer en partie l'impossibilité pour ces jeunes hommes de se penser en tant qu'"hommes". Ils préféreront alors construire leur identité dans les termes de la "jeunesse", car cette catégorie sociale se construit sans doute pour eux de façon beaucoup plus significative pour justifier de leurs situations socioprofessionnelles marquées par l'instabilité. Célibataires, sans enfants, vivant au foyer parental, et ne se représentant pas leurs parcours d'insertion professionnelle comme stabilisés, même si deux d'entre eux sont embauchés en contrats à durée indéterminées, la catégorie de "jeunesse" est plus à même de donner sens à des situations marquées par l'instabilité, que ne pourrait l'être la catégorie de genre.