5. CONCLUSION

Cette thèse s'est fixée pour horizon de comprendre le sens accordé au travail par des jeunes, hommes et femmes, fréquentant les Missions Locales. Il s'est agi de saisir le sens de pratiques d'insertion professionnelle restées incompréhensibles au regard de nombreux professionnels de l'insertion comme de beaucoup d'observateurs : abandons d'emplois tant convoités, ou formations répétées des années durant. Je me suis attachée à éclairer des pratiques de mise à distance du travail, appréhendées comme l'expression d'une souffrance sociale.

L'emploi, promu au premier rang des préoccupations des Français en raison de l'accroissement continu du chômage depuis plus de vingt ans, est au coeur d'enjeux de redéfinition du sens du travail qui rendent son exercice incertain. Le sens du travail n'est pas donné par avance : nécessité alimentaire, obligation morale, ou encore espace de réalisation personnelle, il faut que chacun reconstruise des horizons pertinents de significations d'une activité humaine qui s'est socialement construite comme pilier de l'identité sociale et du lien social.

L'identité professionnelle s'est imposée socialement au cours de ce dernier siècle comme l'identité fondatrice de l'identité sociale, et ce davantage pour les hommes que pour les femmes. En outre, l'identité professionnelle constitue, avec la famille, un des vecteurs principaux du lien social.

Le chômage qui frappe la population française dans son ensemble, et plus encore la population des jeunes de 18 à 25 ans, vient directement réinterroger le processus de construction de l'identité socioprofessionnelle, et consécutivement la nature du lien social qui peut exister entre les individus. L'insertion professionnelle des jeunes se construit sur des périodes de plus en plus longues et les parcours d'insertion sont d'autant plus longs que le niveau scolaire des jeunes est faible. Beaucoup de jeunes, et les jeunes qui fréquentent les Missions Locales en sont une parfaite illustration, sont confrontés à des parcours d'insertion professionnelle qui ne leur permettent pas la construction d'identités professionnelles signifiantes.

En effet, les jeunes qui fréquentent les Missions Locales, pour la majorité d'entre eux faiblement qualifiés, se caractérisent par des parcours d'insertion marqués par la "précarité" professionnelle, et par une "précarité" professionnelle récurrente pouvant se prolonger au-delà de trente ans. Des contrats en alternance aux "petits boulots", en passant par les dispositifs de formations alternées et les périodes de chômage, ces jeunes construisent leurs parcours sans pouvoir, pour la plupart d'entre elles et d'entre eux, amorcer un processus de construction d'identités professionnelles pouvant faire sens dans la définition d'elles-mêmes et d'eux-mêmes.

C'est le processus de socialisation à l'emploi qui est en jeu dans la construction de ces parcours d'insertion professionnelle. Comme processus d'apprentissages de codes, pratiques, valeurs, la socialisation à l'emploi constitue un complexe d'apprentissages articulé autour d'un référent clé : la formation. La formation professionnelle s'est imposée socialement comme cadre formalisé et légitimé du processus de socialisation à l'emploi, et s'est construite comme référent de la "professionnalité", autrement dit de l'accès aux "métiers" et "professions". Les métiers et professions se sont en effet construits au cours de ce dernier demi-siècle comme la figure idéale de l'emploi auquel tout un chacun tente d'accéder, car ils sont l'emblème de la stabilité, de la compétence et des chances de promotion sociale. Être un "professionnel" ce n'est donc pas seulement travailler, ou avoir un emploi, c'est faire partie d'un groupe de travailleurs identifiés collectivement par des qualifications spécifiques, des modalités d'exercice professionnel propres qui garantissent une reconnaissance de la compétence professionnelle.

L'apprentissage des savoirs pratiques et théoriques qui fondent les processus de formation professionnelle s'inscrit aujourd'hui dans des cadres multiples. Si la formation scolaire demeure le cadre dominant et légitime du processus de socialisation professionnelle initiale, la formation professionnelle en entreprise et la formation professionnelle dispensée dans le cadre des dispositifs d'insertion se sont également imposées comme cadres de socialisation légitimes mais moins valorisés.

La socialisation professionnelle initiale est segmentée et hiérarchisée, socialement et sexuellement. Deux couples d'opposition sont à l' oeuvre. Les classes sociales s'opposent sur la maîtrise des savoirs "théoriques" pour les classes favorisées, et des savoirs "pratiques" pour les classes défavorisées ; tandis que les hommes et les femmes s'opposent traditionnellement sur le registre des disciplines ; "scientifiques" pour les garçons, "littéraires" pour les filles265. Ces couples d'oppositions idéaltypiques sont des constructions, socialement et historiquement situées, qui participent à la construction de visions du monde du travail et orientent les attentes professionnelles dans le sens de configurations du travail socialement et sexuellement différenciées.

Notes
265.

BOURDIEU (P), PASSERON (J.C), 1970