5.1. LES DISPOSITIFS D'INSERTION

Les dispositifs d'insertion comme dispositifs de socialisation à l'emploi, participent comme d'autres dispositifs de socialisation à la construction, socialement et sexuellement différenciée, des systèmes de valeurs associées au travail. étayés autour de mesures d'insertion socialement catégorisées comme "précaires", car inscrites dans des temporalités irrégulières et instables, ces dispositifs d'insertion constituent des cadres de socialisation où s'actualisent les différences entre les sexes dans des termes spécifiques.

La "précarité" professionnelle que l'on observe dans les dispositifs d'insertion se combine avec une segmentation sexuée du marché du travail. En outre, elle se décline selon des modalités quelques peu différentes pour les hommes et pour les femmes. Alors que les hommes circulent davantage sur le secteur secondaire du marché du travail qui regroupe en 1995, pour les jeunes, 23,5 % de formes particulières d'emplois, les femmes se concentrent davantage sur le secteur tertiaire qui enregistre, également pour les jeunes, un pourcentage de formes particulières d'emplois de 27,1 %266, et ce, sans comptabiliser le travail à temps partiel qui demeure une spécificité toute féminine. Les jeunes hommes ont donc une probabilité moindre d'être confrontés à des formes d'emplois particulières que les jeunes femmes.

En outre, cette différenciation sexuée du marché du travail et de la "précarité" est redoublée par un processus de différenciation interne aux formes particulières d'emplois. Ainsi, les formes d'emplois "précaires" se différencient à nouveau relativement à leur plus ou moins grande proximité avec le marché du travail. On constate en effet que les jeunes femmes se retrouvent majoritairement sur les formes d'emplois précaires les plus éloignées du marché du travail. Elles représentent ainsi en 1996, 62 % des jeunes en CES - forme d'emploi que l'on retrouve exclusivement dans le secteur tertiaire, 53 % des jeunes en formation alternée (CFI), mais elles ne représentent plus que 29,3 % des jeunes en contrat d'apprentissage, 35,2 % des jeunes en contrat d'adaptation, 45,8 % des jeunes en contrat de qualification et 33,7 % (1995) des jeunes bénéficiant de l'Aide au Premier Emploi des Jeunes267.

Ce rapport différencié à la précarité professionnelle s'explique en partie par une structuration des marchés du travail, secondaire et tertiaire, différenciée. Mais j'ai pu mettre en évidence tout au long de ce travail, comment il est également nécessaire d'éclairer ce rapport sexué à la précarité professionnelle par un investissement différencié dans l'activité professionnelle. En mettant en lumière un rapport au travail beaucoup plus instrumental pour les femmes rencontrées que pour les hommes, cela nous permet d'enrichir notre compréhension du phénomène de la segmentation de la précarité professionnelle. Le travail étant plus appréhendé par ces femmes comme une alternative parmi d'autres dans des parcours d'insertion qui visent davantage la sphère familiale que la sphère professionnelle, le recours aux formes d'emplois particulières les plus éloignées du marché du travail ne constitue pas nécessairement un problème dans la mesure où le parcours d'insertion vise tendanciellement davantage la constitution d'un capital financier que la constitution d'un capital d'expériences professionnelles potentiellement monnayable sur le marché du travail.

La recherche d'emploi constitue dans le parcours d'insertion un moment significatif du rapport au travail tel qu'il s'est socialement construit. Construit au cours de ce dernier demi-siècle comme un espace de réalisation personnelle tout autant que comme une nécessité alimentaire, le travail n'est pas seulement quelque chose que l'on recherche parce que l'on a besoin d'argent mais parce que cela correspond à un "projet professionnel" élaboré de longue date sur l'envie de se réaliser à travers cette activité. Autrement dit, les recruteurs ne se satisfont plus de personnes qui recherchent un emploi pour gagner un salaire. Il faut désormais au candidat à l'emploi faire preuve de "motivation", c'est-à-dire d'une combinaison variable de désir, de projet, de compétences, de dévouement, et de capacités d'adaptation.

Afin de préparer les candidats à l'emploi, les Missions Locales ont mis en place, en partenariat avec les Agences Nationales Pour l'Emploi, diverses formules de sessions d'Aide à la Recherche d'Emploi. Ces sessions d'aide à la recherche d'emploi visent à aider les jeunes demandeurs d'emploi à construire un "personnage" de demandeur d'emploi adapté aux critères de recrutement posés par les entreprises. C'est à travers un ensemble de techniques visant à améliorer la présentation de soi, l'exposition de soi, que ces sessions forgent un modèle de demandeur d'emploi adapté aux conditions actuelles du marché du travail. Et à travers la construction de ce "personnage" de demandeur d'emploi c'est la définition légitime du "vrai demandeur d'emploi" qui est en question. Le "vrai" demandeur d'emploi sera celui qui pourra faire la preuve de démarches "actives", c'est-à-dire multiples et diversifiées ; pas seulement réponses à des offres d'emploi, mais candidatures spontanées, pas seulement courriers mais téléphones pour relancer les entreprises ciblées, pas seulement curriculum vitae mais lettres de candidature personnalisées et ciblées, pas seulement attente "passive" mais recherche "active".

Car ce qui est en jeu dans ce moment que représente la recherche d'emploi est la socialisation à de nouvelles modalités de rapport à l'emploi. Ce personnage de demandeur d'emploi actif qu'il s'agit de construire constitue une quasi initiation au personnage du salarié qu'il faudra tenir. Entreprenant, motivé, adaptable, compétent, qualifié et communiquant, sont les principales caractéristiques qui seront exigées des futurs candidats à l'emploi.

Or, il semble bien qu'en ce qui concerne les capacités communicationnelles exigées, une proportion importante des jeunes femmes rencontrées présentent des difficultés qu'il ne m'aura pas été donné l'occasion d'observer chez les jeunes hommes. Les échecs éprouvés au cours des démarches de recherche d'emploi révéleront, chez nombre de ces jeunes femmes, des difficultés importantes à maîtriser des situations d'exposition de soi, où ce qui est en jeu est la capacité à communiquer publiquement par la parole. L'ultime étape de la recherche d'emploi, à savoir l'entretien d'embauche, constituera dans de nombreux cas, une étape quasi infranchissable, faute de pouvoir négocier une exposition, non plus privée, mais publique de l'acte de parole268.

Ce rapport sexuellement différencié à l'usage public de l'acte de parole va porter de nombreuses jeunes femmes à attendre de la Mission Locale un rôle, non pas seulement de substitut aux réseaux personnels déficients, mais de "garant-accompagnant" capable de se substituer à elles lors de l'entretien d'embauche, car c'est ce moment de la recherche d'emploi qui vient reposer la problématique de l'échec de façon douloureuse. Car, là aussi, l'analyse comparée des discours de ces jeunes femmes et jeunes hommes a mis en évidence une gestion sexuellement différenciée de l'échec. Nous avons eu l'occasion de le voir, tous ces jeunes ont été confrontés à l'échec scolaire, mais filles et garçons n'auront pas géré ces situations d'échecs de façon identique.

Alors que les jeunes hommes rencontrés parviendront à dépasser les échecs auxquels ils auront été confrontés, soit par le déni, soit en déplaçant la responsabilité de l'échec sur des éléments extérieurs, les jeunes femmes vont se responsabiliser entièrement pour les échecs vécus, invoquant le manque de travail, de motivation, de résistance ou de capacité. Cette attitude différenciée dans la gestion de l'échec - échec scolaire ou échec dans les démarches de recherche d'emploi - m'apparaît significative d'une socialisation sexuellement différenciée à l'incorporation des normes dominantes.

L'imposition des normes, socialement et sexuellement dominantes, à l'ensemble des catégories sociales, induit un ensemble de pratiques de résistances qui se déclinent sous de multiples formes. L'échec - et l'échec scolaire en tout premier lieu - comme refus ou impossibilité d'incorporer les normes dominantes, constitue une pratique de résistance à l'imposition de la domination. Quoique dans des termes quelques peu différents, Pierre BOURDIEU rendait compte, dans les années 70, des pratiques d'auto-exclusion propres aux classes dominées : ‘<<Il n'est pas jusqu'aux dispositions et aux prédispositions négatives conduisant à l'auto-élimination, c'est-à-dire par exemple la dépréciation de soi, la dévalorisation de l'école et de ses sanctions ou la résignation à l'échec ou à l'exclusion, qui ne puissent se comprendre comme une anticipation inconsciente des sanctions que l'école réserve objectivement aux classes dominées’.>>269

Or, les femmes que j'ai rencontrées, issues dans leur grande majorité des classes populaires, développent des attitudes de résistances à l'égard des normes dominantes imposées par le système scolaire et par les dispositifs d'insertion quelques peu différentes de celles que mettent en place les jeunes hommes. Les jeunes femmes témoignent en effet d'attitudes de soumission et d'acceptation de l'ordre dominant imposé, qui se déclinent dans les termes de la résignation à l'échec, et à l'exclusion scolaire et professionnelle. Tandis que les jeunes hommes semblent davantage développer des attitudes ouvertes de rejet, qui s'expriment par des pratiques de violences, individuelles et collectives, dont la violence urbaine constitue l'acte collectif le plus visible.

Les dispositifs d'insertion au sein desquels agissent les conseillers en insertion professionnelle des Missions Locales sont donc au coeur d'enjeu de résistances à l'imposition des modèles dominants - scolaires ou professionnels - qui ne s'actualisent pas dans des termes identiques pour les hommes et pour les femmes. Espaces de transition entre l'école et le monde du travail, les Missions Locales constituent un lieu de socialisation où se construit, au fil des expériences de recherche d'emploi, de formation et de travail, le sens que chacun et chacune va accorder au travail. Entre contrainte sociale et espace de réalisation personnelle, les jeunes femmes et jeunes hommes rencontrés tenteront de trouver l'emploi qui sera à même de constituer un espace d'identification significatif.

Notes
266.

MONCEL (N), ROSE (J), 1995, p 55

267.

Recueil d'Etudes Sociales, n° 11, sept à déc 1997, p 166

268.

Pierre BOURDIEU a, de la même façon, mis en évidence un rapport sexué à l'usage public de la parole (1998, p 23 et 65).

269.

1970, p 246