5.2. LE TRAVAIL : ENTRE CONTRAINTE ET EPANOUISSEMENT

L'analyse compréhensive des discours mise en oeuvre pour comprendre le sens attribué au travail par trente de ces jeunes, hommes et femmes, qui fréquentent les Missions Locales, a mis également en évidence des attentes sexuellement différenciées par rapport au travail.

La question du sens du travail s'inscrit au coeur d'un débat qui oppose deux conceptions antagonistes. Espace d'épanouissement de la nature humaine ou asservissement de l'Homme à la nécessité alimentaire, le travail a été, et il est encore, selon les époques et les penseurs, objet de convoitise ou de rejet. Les mouvements féministes des années 70 ont promu le travail comme espace de libération de la femme, par l'indépendance économique qu'il pouvait, seul, garantir.

Après trente ans, de combats féministes et de progression concomitante du chômage et de la précarité professionnelle, la problématique du travail - des hommes et des femmes - doit être réévaluée pour mieux saisir les enjeux actuels du problème social que constituent le chômage et la précarité professionnelle des jeunes, hommes et femmes.

Pour les jeunes que j'ai rencontrés au cours de cette recherche, jeunes hommes comme jeunes femmes, le travail est une contrainte sociale. Mais là où la différence entre les sexes apparaît à nouveau c'est dans la façon dont ils imaginent pouvoir échapper à cette contrainte.

Pour ces jeunes hommes, le travail est une contrainte sociale en tant qu'il représente la nécessité de se plier à des impératifs financiers, et d'accepter une hiérarchie professionnelle dont la légitimité du pouvoir est fortement interrogée. Mais pour autant, le travail est appréhendé comme un espace de réalisation personnelle ; à la fois espace de prise de responsabilités, espace de plaisir, d'activité, de lien social et d'utilité.

Pour ces jeunes femmes au contraire, le travail semble se réduire pour la grande majorité d'entre elles, à un espace de contrainte, appréhendé dans sa seule dimension instrumentale. Le travail est un lieu d'échange monétaire, où contre un service effectué sera attribué un salaire qui permettra à son tour de réaliser les objectifs visés. Le travail constitue pour elles un moyen de financer les loisirs, les activités non-professionnelles, et surtout le moyen de pouvoir concrétiser un projet familial qui reste au coeur des préoccupations de la plupart.

Dès lors, la recherche d'un emploi ne va pas prendre tout à fait le même sens pour les unes et pour les autres. L'emploi pourra, dans une certaine mesure, se limiter à remplir une fonction alimentaire pour ces jeunes femmes, car c'est dans des espaces non-professionnels - culturels, familiaux, etc. - qu'elles trouveront à se réaliser personnellement. En revanche, il faudra, pour les jeunes hommes rencontrés, que l'emploi trouvé satisfasse à une configuration multiple de critères car c'est la construction de leur identité sociale qui est toute entière en jeu dans l'exercice d'une activité professionnelle.

Ainsi, le travail se devra d'être un lieu d'activité, c'est-à-dire pas seulement un emploi qui garantit un salaire indépendamment du travail fourni, mais un emploi qui assure une réelle mise en action de la personne par la réalisation d'actes professionnels identifiables.

Le travail se devra également d'être "utile", c'est-à-dire pouvant garantir à la personne que son activité s'inscrit dans un échange social qui la constitue comme personne indispensable et pas seulement comme individu interchangeable. Cette catégorie de l'utilité, construite socialement et sociologiquement comme une catégorie éminemment féminine270, m'est apparue au cours de ce travail, comme une catégorie non seulement polysémique, mais surtout comme une catégorie bien davantage mobilisée par les hommes que par les femmes, car d'elle dépend un autre élément tout aussi fondamental pour la plupart de ces jeunes hommes : l'octroi de responsabilités professionnelles.

Le travail se devra donc d'accorder des responsabilités professionnelles qui seront la garantie d'une reconnaissance d'utilité et de compétences associées. Les responsabilités professionnelles représentent la confiance accordée au salarié, qui reconnu par l'entreprise sera à même de reconnaître l'entreprise comme espace de réalisation de soi. Les responsabilités professionnelles accordées, ou non, sont au coeur d'un processus de reconnaissance réciproque qui a pour enjeu le maintien de l'individu dans son emploi.

Mais, le processus de reconnaissance réciproque de l'individu par l'entreprise et de l'entreprise par l'individu passera également par le type de relations en vigueur dans l'entreprise. "L'ambiance" représente à ce titre un élément déterminant dans l'envie de ces jeunes salariés de se maintenir, ou non, dans l'emploi exercé. Catégorie également construite socialement et sociologiquement comme éminemment féminine, la bonne ambiance de travail est une revendication qui est apparue non négligeable chez les jeunes hommes rencontrés. Car l'ambiance de travail est ce qui garantira, ou non, le lien social dans l'entreprise, et la possibilité pour les salariés de se sentir membres reconnus d'un collectif de professionnels.

Tous ces éléments permettront, ou non, à l'individu salarié de penser son emploi comme un espace de plaisir potentiel, qui sera dans la plupart des cas posé comme une condition bien supérieure aux exigences salariales. Il sera en effet significatif d'observer que les niveaux de salaires ne représenteront jamais chez ces jeunes hommes une préoccupation comme ont pu l'être les éléments précédemment évoqués.

Le travail est chargé d'attentes multiples, et il est apparu clairement au cours de cette recherche que le travail ne faisait pas l'objet d'un investissement similaire pour ces jeunes hommes et ces jeunes femmes. Travail instrumental pour elles, le travail se doit davantage d'être un espace de réalisation personnelle pour eux.

Les revendications des mouvements féministes des années 70 portaient sur la nécessité pour les femmes de conquérir l'espace professionnel afin de gagner leur indépendance économique. En outre, la dimension instrumentale du travail portée par les mouvements féministes de l'époque était redoublée par des attentes de réalisation personnelle pour les courants les plus intellectualisés du mouvement.

Les jeunes femmes des classes populaires, telles que j'ai pu en rencontrer certaines, dans le cadre des Missions Locales, au milieu des années 90, inscrivent leurs attentes professionnelles dans un registre principalement instrumental. Mais il ne s'agit pas pour la plupart d'entre elles d'appréhender le travail comme un moyen d'acquérir leur indépendance économique vis-à-vis de leur futur conjoint, mais plutôt comme un moyen de contribuer à l'économie familiale. Le travail prend davantage sens comme nécessité de subvenir aux besoins de l'entité domestique que comme volonté d'acquérir une indépendance économique et sociale garante de réalisation personnelle. Car les attentes de réalisation personnelle sont davantage tournées vers les espaces non-professionnels -familiaux ou culturels.

Or, ces attentes sexuellement différenciées par rapport au travail recouvrent une organisation également différenciée du marché du travail. Différenciée non plus seulement du point de vue d'une division sexuelle du travail mais également d'une division sociale du travail.

Le travail s'est construit au cours des dernières décennies à travers les formes dominantes des "métiers" et "professions". C'est en tant que métier ou profession que le travail se constitue depuis l'après-guerre comme "vrai travail", autrement dit comme travail légitime. Car le métier n'est pas seulement un travail, entendu comme activité échangée contre salaire, mais un travail exécuté dans un cadre normé, formalisé, qui garantit une identité professionnelle au travailleur. Le métier s'est donc construit en opposition à l'emploi en tant qu'il est vecteur d'une identité professionnelle, et donc sociale, que l'emploi ne peut assurer.

Notes
270.

Les femmes exprimeraient pour la plupart d'entre elles la nécessité de se rendre utiles dans leur activité professionnelle, tout comme elles se rendent utiles dans l'espace domestique de l'entité familiale.