5.3. DES METIERS AUX EMPLOIS

Les catégories de métier et profession se sont construites comme la figure idéale du travail depuis l'après-guerre. Le "professionnel" est devenu la figure emblématique du travailleur, qui n'est pas seulement un individu qui échange sa force de travail contre un salaire, mais une personne reconnue comme membre d'un collectif de professionnels identifiés par des compétences spécifiques.

Les "métiers" et "professions" comme types idéaux du travail se distinguent des emplois par un ensemble de caractéristiques qui les inscrivent dans des temporalités différenciées. Un couple d'oppositions idéaltypiques peut ainsi être construit pour mieux saisir les différences qui séparent les métiers et professions des emplois.

Les métiers et professions s'inscrivent dans une temporalité indéterminée qui commence dès le temps de la formation pour se poursuivre tout au long de la trajectoire professionnelle. La formation, spécialisée et qualifiante, est directement orientée en fonction des prérequis professionnels établis par la corporation. Le temps réservé à la formation constitue un investissement, source de compétence, de performance et de rentabilité professionnelle. L'allongement du temps consacré à la constitution du capital formation est pensé comme garant d'une stabilité professionnelle qui demeure la temporalité professionnelle dominante.

Cette temporalité indéterminée permet la constitution de collectifs de travail qui se constituent comme collectifs d'appartenance significatifs, sources de reconnaissance de compétences et porteurs d'identités professionnelles. C'est en tant que tel que le travail peut se construire comme espace de lien social, car c'est en tant qu'espace de relations professionnelles qui assurent à l'individu une identité professionnelle et sociale que l'individu peut se penser et se construire comme membre d'une société d'individus. Car le 20ème siècle a construit le travail comme espace de construction identitaire quasi exclusif, et ce, bien davantage encore pour les hommes que pour les femmes.

Les métiers et professions se sont construits comme le symbole du travail masculin, reléguant les jeunes et les femmes sur les emplois les moins qualifiés et les plus instables.

Les emplois, marqués à l'autre pôle par des niveaux de qualification bien souvent inférieurs, par des niveaux de salaires également inférieurs et par une instabilité professionnelle plus importante, sont également caractérisés par une faible, voire inexistante organisation collective. L'atomisation de l'activité de travail qui découle de cette absence d'organisation collective fragilise une relation salariale déjà précarisée par des contrats de travail bien souvent temporaires.

La qualification professionnelle constitue alors un horizon qui met en jeu des attentes de promotion sociale, mais bien davantage encore la volonté de quitter la précarité d'un emploi qui n'assure pas de reconnaissance professionnelle, et d'accéder à la stabilité identitaire que peut offrir un métier ou une profession.

Mais les jeunes hommes et les jeunes femmes rencontrés au cours de cette recherche vont mettre en oeuvre des pratiques de mises à distance de ces emplois, bien souvent temporaires, orientées selon des attentes différenciées.

Alors qu'il s'agira pour ces jeunes hommes d'échapper à des emplois auxquels ils ne parviennent pas à s'identifier par l'investissement dans des parcours de formation pensés comme pouvant ouvrir l'accès aux tant convoités métiers et professions, il s'agira bien davantage pour ces jeunes femmes d'investir l'espace non professionnel, familial ou culturel.

Il sera à ce titre très significatif d'observer combien pour ces jeunes hommes, le "plaisir" éprouvé dans le travail constitue un élément déterminant, alors que les jeunes femmes sont davantage préoccupées par les gains financiers de leurs activités de travail.

Lorsque la précarité professionnelle se prolonge ou que le chômage s'installe de façon récurrente, les pratiques de mises à distance du travail n'auront pas les mêmes incidences pour les jeunes hommes et les jeunes femmes des classes populaires tels qu'il m'a été donné de les rencontrer dans le cadre des Missions Locales.

L'impossibilité de construire un parcours d'insertion professionnelle va plonger les jeunes hommes dans des parcours d'exclusion professionnelle et sociale, car le travail s'est constitué comme le seul espace légitime d'identification. Pour les jeunes femmes, l'espace familial viendra prendre le relais comme espace d'identification positif, source de reconnaissance et de légitimation de position.

Ainsi, la précarité professionnelle non seulement n'a pas les mêmes implications pour ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, mais en outre elle ne se décline pas dans des termes tout à fait identiques pour les unes et pour les autres.