5.4. LA PRÉCARITÉ PROFESSIONNELLE

La précarité professionnelle telle qu'elle a été construite socialement pour caractériser les formes d'emplois particulières, ou encore les contrats de travail à durée déterminée, vient mettre en évidence une temporalité du travail problématique.

Le développement de formes d'emplois particulières qui viennent rompre avec le modèle dominant du contrat de travail à durée indéterminée, remet en question la figure idéale du travail stable constitué au cours de ce dernier demi-siècle. La temporalité professionnelle de ces nouvelles formes d'emplois se construit comme problématique, dans les termes de la "précarité", car elle constitue une menace pour la norme dominante de la stabilité professionnelle, garante tout à la fois de revenus permettant l'accès à la société de consommation, de protection sociale et d'identité socioprofessionnelle.

Ainsi construite, la réalité sociale de la "précarité" professionnelle permet de justifier le discours de la formation professionnelle. Ce serait parce que les jeunes sont mal ou insuffisamment préparés par le processus de socialisation scolaire initiale à entrer sur le marché du travail qu'ils sont au chômage ou confrontés à la "précarité" professionnelle, et ce d'autant plus que leur niveau scolaire est faible. La période d'insertion professionnelle, et son cortège d'emplois "précaires" et de chômage qui caractérise la "jeunesse", constitue dès lors le "moratoire" nécessaire à cette adaptation.

Ce discours de la formation professionnelle des jeunes s'est socialement imposé depuis plus de vingt ans comme solution au problème social du chômage, et ce, alors même que le chômage des jeunes ne fait que progresser de façon continue malgré une augmentation significative du niveau scolaire général, et la mise en place de multiples dispositifs visant à faciliter l'insertion professionnelle des jeunes les moins qualifiés. Comme nous avons pu le constater au cours de l'analyse des entretiens présentés, le discours sur la formation conserve toute son efficacité symbolique alors même que son efficacité réelle s'amenuise depuis la fin des années 80271.

En comparaison, le discours sur la diversification de l'orientation professionnelle des filles ne sera pas parvenu à s'imposer comme solution à la spécificité du surchômage féminin. La division sexuée des secteurs d'activités professionnelles s'est imposée comme phénomène quasi "naturel", non problématique, au point qu'aucun des jeunes rencontrés ne construira cette différence comme problématique. Hommes et femmes ne circulent pas dans les mêmes espaces professionnels, n'accordent pas au travail la même valeur, et pourtant ils ne se pensent pas dans leurs différences. "Naturalisées" au point d'être ignorées comme telles, ces différences restent occultées au profit de différences construites socialement et historiquement comme davantage significatives.

En cette fin de millénaire, un consensus social s'est construit autour de la nécessité de la formation professionnelle de la main d' oeuvre comme investissement social indispensable au développement et au maintien du système économique capitaliste. La différence significative se construit entre les individus qualifiés et ceux qui ne le sont pas, car l'enjeu social est celui de la rentabilité de l'investissement formation qui passe par des processus de qualifications professionnelles rentabilisables sur le marché du travail. Hommes et femmes ne présentent pas des différences significatives relativement à ce processus de socialisation à l'emploi, en tant qu'il est appréhendé dans les termes de la qualification. Les femmes, en tant que catégorie statistique, auraient même tendance à être davantage qualifiées que les hommes. Les jeunes sont en revanche au coeur de ce défi social en tant que main d' oeuvre du futur et de la post-modernité. De leurs parcours d'insertion professionnelle dépend l'avenir socio-économique de la société française.

La généralisation du chômage et de la "précarité" professionnelle au sein de la jeunesse française inquiète car elle pourrait induire un processus de "socialisation à l'emploi", et non plus de "socialisation professionnelle", basé sur les termes de l'instabilité et de l'irrégularité qui pourraient porter préjudice à la rentabilité du capital humain investi.

La "précarité" professionnelle s'est imposée socialement, à travers notamment des instances légitimes de construction du sens telles que l'INSEE, comme ce qui définit les emplois ou activités temporaires. Le contrat de travail à durée déterminée s'est imposé comme la figure emblématique de cette "précarité" professionnelle, alors que le travail à temps partiel ne s'est pas construit socialement comme "précaire" puisqu'il n'est pas temporaire. On voit dès lors comment la "précarité" professionnelle s'est construite et imposée socialement comme "problème social" à partir de critères temporels et non financiers, et comment en conséquence cette "construction sociale de la réalité" occulte l'augmentation, depuis les années 90, de situations "problématiques" du fait de ressources insuffisantes, que les contrats de travail soient à temps partiel, voire même à temps plein et à durée indéterminée.

La catégorie des "formes particulières d'emploi" tend à se substituer progressivement à la catégorie de la "précarité", abandonnant ainsi la dimension temporelle constitutive de la catégorie de "précarité". Toutefois, il est significatif d'observer que ce processus de renomination de la réalité ne considère pas davantage le travail à temps partiel comme "forme particulière d'emploi", alors même que la norme d'emploi dominante demeure le contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein. La "précarité", puis la "particularité" professionnelle se sont construites en référence explicite à un modèle de travail masculin, qui empêche aujourd'hui encore de penser le travail à temps partiel, très majoritairement féminisé, comme "particulier" alors qu'il ne pouvait effectivement pas se penser comme "précaire" parce que temporaire.

Cette construction sociale de la "précarité" a pris sens dans la logique d'une société dominée par la norme de l'emploi stable que caractérise le contrat à durée indéterminée et à temps plein. Cette norme d'emploi, qui s'est construite après-guerre pour la population adulte masculine, s'est imposée comme référent à partir duquel s'évaluent toutes les situations d'emplois particulières qui s'écartent de la norme.

Les emplois temporaires, caractéristiques au siècle précédent de la classe populaire, comme l'a rappelé Robert CASTEL, vont se construire comme "précaires", car instables, dans une société où le travail doit se construire comme "stable" et "régulier". Le travail temporaire, instable, irrégulier est perçu comme socialement menaçant dans une société qui se doit de socialiser les travailleurs à un travail permanent et régulier, garant de rentabilité. La socialisation professionnelle constitue un investissement social considérable qu'il faut pouvoir rentabiliser au mieux par une utilisation intensive de la main d' oeuvre. Les "formes d'emploi particulières" constituent dès lors autant de menaces de moindre rentabilité du capital humain, que la société doit s'attacher à contrôler.

Le travail à temps partiel va se construire quant à lui comme une caractéristique de l'emploi féminin qui n'est pas socialement construite comme problématique puisqu'il est pensé comme le moyen pour les femmes de concilier vie familiale et vie professionnelle. De nombreuses études se sont attachées à mettre en évidence que le travail à temps partiel correspond bien davantage aux politiques de gestion de la main d' oeuvre imposées par les entreprises aux salariées, qu'à un "choix" des femmes pour mieux concilier les sphères familiales et professionnelles. Le travail à temps partiel constitue donc un "problème social" pour celles qui sont contraintes de s'y soumettre. Toutefois, je l'ai évoqué précédemment, cet "atypisme" professionnel n'est toujours pas appréhendé comme tel par des instances légitimes de construction de la réalité sociale telles que l'INSEE. Depuis peu, il fait toutefois l'objet de mesures incitatives visant à le transformer en contrat de travail à temps plein.

Si le travail à temps partiel, "problématique" pour la plupart des femmes qui doivent s'y plier, pour autrement dit près de 20 % de la population active féminine, n'est que depuis peu appréhendé comme "problème social" par les instances légitimes de définition de la réalité sociale, qu'est-ce donc alors qui permet de définir un fait social comme socialement problématique ? La "précarité" professionnelle est définie socialement comme "problématique", est-elle problématique pour ceux et celles qui y sont confrontés?

L'analyse des entretiens réalisée au cours de ce travail aura mis en évidence que la "précarité" professionnelle telle qu'elle est socialement catégorisée n'apparaît pas, paradoxalement, problématique pour les jeunes rencontrés. Les catégories temporelles du "temporaire" et de l'"instable" qui définissent la "précarité" professionnelle ne se constituent pas comme problématiques dans le discours de ces jeunes. Car les emplois "précaires" occupés ont constitué bien souvent des expériences négatives que la plupart du temps les jeunes n'auraient pas souhaité prolonger, non du fait de cette "précarité", mais du fait de relations professionnelles difficiles, d'activités peu valorisantes, et surtout de temporalités de travail problématiques.

Le temps du travail est ainsi apparu problématique pour la plupart de ces jeunes à des titres divers.

C'est d'abord le temps de l'attente. Il faut au demandeur d'emploi attendre les réponses des entreprises à ses candidatures, et ce temps d'attente contraint l'individu à une totale disponibilité tournée vers ces éventuelles réponses. Le temps des entreprises s'oppose et s'impose au temps des demandeurs d'emploi. Il s'oppose en ce que le rythme de travail imposé dans les entreprises se décline en termes d'indisponibilité pour les demandeurs d'emploi. Mais surtout, le temps des entreprises s'impose au temps des demandeurs d'emploi, en contraignant les individus à organiser leur temps en fonction de celui des entreprises alors même qu'ils en sont temporairement exclus. Qu'il s'agisse de passer ses journées à côté du téléphone dans l'attente d'une réponse, ou qu'il s'agisse encore de calquer son emploi du temps sur celui des entreprises afin de ne pas perdre le rythme.

C'est ensuite, quand l'emploi est enfin décroché, le temps du rythme professionnel. Il faut au salarié s'adapter à un rythme de travail toujours plus contraignant. Qu'il s'agisse de cadences de travail accélérées qui imposent au salarié un rythme difficilement soutenable sur le long terme, ou qu'il s'agisse des politiques de gestion annuelle du temps de travail qui imposent une disponibilité croissante des salariés au rythme de l'entreprise, le temps du travail se révèle un temps problématique. Problématique car le temps du travail ne se limite plus au seul espace-temps de l'entreprise mais qu'il s'étend au temps non-professionnel, en imposant une disponibilité permanente des individus aux nécessités des entreprises.

Enfin, c'est aussi le temps de la routine. La répétition des tâches professionnelles représente également une souffrance en ce qu'elle marque l'enfermement de l'individu dans une routine quotidienne qui représente une menace à l'intérêt porté au travail. Et significativement, le travail en usine, archétype du travail répétitif, constitue l'activité repoussoir.

Mais plus encore, le contrat de travail à durée indéterminée constituera alors pour certain(e)s une entrave, un piège de stabilité enfermant duquel ils n'osent pas s'échapper de peur de plonger dans un chômage à durée indéterminée, mais qu'ils aimeraient avoir le courage de rompre pour sortir de la monotonie et de l'ennui.

Le temps est un temps socialement et historiquement construit, qui s'impose à tout un chacun à travers l'ensemble du processus de socialisation, primaire puis secondaire. Le temps du travail s'est imposé comme le temps dominant, le temps structurant l'ensemble des rapports sociaux dans l'ensemble des sphères sociales. De la famille, à l'école, en passant par l'entreprise ou le centre de formation, le temps social structure les relations dans le sens d'une adéquation optimale au temps du travail. L'enfant est socialisé à se lever à heures régulières, à produire un "travail" dans les délais les plus brefs, à organiser sa journée selon un découpage adapté au rythme dominant, l'enfant est socialisé au temps social dominant dès le plus jeune âge.

Mais le temps social dominant est en permanente construction et reconstruction, et l'individu se doit de s'adapter à ces mutations dans les meilleures conditions. Si le temps social dominant a longtemps été symbolisé par le rythme "administratif", il est en passe de se reconstruire dans les termes de la "flexibilité" et de "l'adaptabilité" telles que se développent les politiques d'annualisation du temps de travail. Nous traversons une période marquée par la coexistence de deux temps sociaux professionnels, le temps régulier et stable qu'incarne le secteur public, et le temps irrégulier et instable qui se développe dans le secteur privé. Cette coexistence temporelle amène les individus à reconstruire leurs visions du monde du travail dans des termes renouvelés, où ils doivent redéfinir le sens du travail, du "vrai travail", selon de nouveaux critères. Il n'est ainsi pas des moins paradoxal d'observer dans le même temps une société qui valorise à l'excès les capacités aux changements, à l'adaptation - capacités construites comme indispensables pour suivre les continuelles mutations - tout en stigmatisant comme "précaires" les individus qui ne bénéficient pas de contrats de travail à durée indéterminée. C'est que la catégorie de l'"instabilité" est polysémique. Valorisée quand elle est synonyme d'efficacité et d'adaptation, elle est stigmatisée quand elle représente une perte de temps et de rentabilité, comme c'est le cas lorsqu'un individu reste au chômage plusieurs mois avant de retrouver un emploi.

Valorisée dans un cas, stigmatisée dans l'autre, "l'instabilité" est au coeur d'un processus de redéfinition du sens du travail qui a pour enjeu le maintien et le développement du système économique capitaliste. De "stable" le temps social dominant est en passe de se construire comme "instable", et ce afin de mieux s'adapter à une société, qui devenue "communicationnelle", a fait de la rapidité des échanges le ressort de sa dynamique. L'"instabilité" se construira comme norme dominante à condition qu'elle soit synonyme de plus grande rentabilité, et c'est en cela qu'elle s'oppose à l'"instabilité" de la "précarité" professionnelle trop souvent synonyme de chômage et de perte de rentabilité du capital humain.

Le rythme des cadences des "insérés" s'oppose au rythme de l'attente des "exclus" dans une même logique de course contre le temps qui a construit la temporalité comme le critère d'évaluation sociale par excellence. Et c'est ainsi que tous ces jeunes, réorientés pour résultats scolaires insuffisants, évalueront leurs parcours d'insertion socioprofessionnelle dans les termes du "retard", pour bien nous signifier l'efficacité d'un processus de socialisation à la temporalité dominante qui inscrit les individus dans une échelle socio-temporelle où le moindre décalage par rapport à la norme est stigmatisé en termes de "retard" ou d'"immaturité", ou bien valorisé en termes d'"avance" ou de "précocité".

Tous ces jeunes, comme tous les jeunes rencontrés, auront été confrontés à l'imposition d'une réorientation scolaire, faute de résultats scolaires leur permettant de poursuivre l'orientation de leur "choix". Tous partagent également ce sentiment de "décalage" social qu'ils évaluent dans les termes du <<retard>>. Stigmatisés par le système scolaire comme décalés par rapport à la norme scolaire dominante, ils vont reconstruire ce décalage dans les termes d'un rapport au temps problématique qui va structurer l'ensemble de leur parcours d'insertion sociale et professionnelle.

Le temps du travail se révèle un temps fort problématique pour les jeunes hommes comme pour les jeunes femmes, mais une autre temporalité va également se révéler problématique, mais là bien davantage pour les jeunes femmes.

La temporalité de la vie familiale, au même titre que la temporalité professionnelle, est une construction sociale qui détermine des étapes et l'ordre dans lequel ces étapes doivent être franchies par les individus. D'une société à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, d'un sexe à l'autre, les attentes relatives au déroulement de la trajectoire familiale diffèrent. Une forte différenciation se dessine ainsi entre les jeunes hommes et les jeunes femmes rencontrés, relativement aux attentes familiales.

La vie en couple, la venue d'un enfant, ce que l'on peut construire comme représentant la famille de façon générale, comme étape qui marque le passage à la vie adulte, est une préoccupation qui est apparue toute féminine. Car les temporalités des unes et des autres demeurent respectivement cantonnées à des attentes sociales bien distinctes. Le passage à la vie adulte implique pour les jeunes hommes, et bien davantage encore pour les jeunes hommes des classes populaires272, la stabilité professionnelle, appréhendée comme préalable à tout projet familial. En revanche, pour les jeunes femmes, l'entrée dans la vie adulte s'envisage d'autant plus couramment par le biais de la vie en couple que les jeunes femmes sont originaires des classes populaires ; l'insertion professionnelle étant alors secondaire et repoussée ultérieurement dans la temporalité de la jeune femme.

Le temps de l'insertion professionnelle ne peut donc pas s'envisager dans une perspective asexuée. Le temps des hommes n'est pas celui des femmes. Et les difficultés d'insertion professionnelle n'ont pas les mêmes conséquences sur le déroulement des trajectoires d'insertion sociale des unes et des autres. La souffrance au travail, qu'elle se décline en termes de précarité professionnelle, mais plus probablement en termes de rythme de travail, de routine, ou de hiérarchie, apparaît sans alternative pour les hommes, alors qu'il sera socialement plus envisageable pour les femmes de se replier sur la sphère familiale. Mais quand le conjoint se fait attendre, la souffrance des femmes est alors grande car la temporalité des femmes est contrainte par un temps de la reproduction déterminé qui inscrit la temporalité féminine en rupture avec l'indétermination de la temporalité reproductive masculine.

Notes
271.

GALLAND (O), 1997, p148

272.

Cf. Galland (O), 1997, p 151 à 153