5.5. L’IDENTITÉ

Les difficultés d'insertion professionnelle, tout comme l'allongement de la scolarité, contribuent à repousser toujours davantage les limites de la catégorie sociale de jeunesse, qui s'étendent désormais de plus en plus jusqu'à 28 ans. Dans cet entre-deux, entre l'adolescence et l'âge adulte, les jeunes constituent une sous-population dont l'identité, les identités, relèvent de processus de construction complexes.

L'identité professionnelle, qui s'est constituée au cours de ce dernier siècle comme l'identité pivot de l'identité sociale de l'individu, est depuis plus de vingt ans fortement ébranlée par la crise de l'emploi. La stabilité professionnelle qui s'était construite tout à la fois comme garantie de l'emploi et source d'identité professionnelle est remise en question par les licenciements économiques et l'augmentation des formes d'emploi particulières. L'emploi à vie, symbole du travail depuis l'après-guerre, qui garantissait une trajectoire professionnelle linéaire de la formation jusqu'à la retraite en passant par les années de promotions et les plans de carrière, est en passe de devenir une forme d'emploi particulière.

L'instabilité, dans les termes de l'adaptabilité et de la souplesse, se construit peu à peu comme une nouvelle valeur professionnelle, appuyée sur une gestion du temps de travail qui substitue l'irrégularité à la régularité. Ces nouvelles temporalités professionnelles obligent les individus à reconstruire non seulement leur rapport au temps professionnel mais également leur rapport au temps social, car le temps professionnel s'est peu à peu imposé à l'ensemble de l'espace social. En conséquence, l'identité sociale des individus se trouve de plus en plus déterminée en totalité par l'identité professionnelle. Et quand l'emploi vient à manquer, c'est la définition de l'individu dans sa totalité qui est mise en jeu.

Or, la rupture avec les temporalités professionnelles dominantes - stabilité, régularité - génère de croissantes difficultés dans l'élaboration des processus de construction des identités professionnelles. En effet, la temporalité déterminée des contrats de travail, mais bien davantage encore, les cadences accélérées, la disponibilité permanente des individus requise par les entreprises, l'irrégularité des emplois du temps, constituent des facteurs d'insatisfaction, voire de souffrance, qui sont un frein à tout investissement professionnel.

Les "identités pour autrui" imposées lors des expériences de travail sont ainsi rapidement mises à distance afin d'échapper à la souffrance générée par les conditions de travail. La formation professionnelle qui constituait dans les années 70 un vecteur de promotion sociale, devient de plus en plus un moyen de mettre à distance des identités attribuées non acceptables en pariant sur la possibilité de parvenir à faire coïncider l'"identité pour soi" et l'"identité pour autrui". L'objectif de la formation est désormais moins la promotion sociale, que la nécessité de passer du "boulot" au "travail", c'est-à-dire de l'emploi au métier, car le métier peut, seul, garantir la construction d'une identité professionnelle capable de faire sens dans la définition sociale des individus.

La nécessité de parvenir à passer de l'emploi au métier apparaît incontournable pour les jeunes hommes. En revanche, pour les jeunes femmes des classes populaires la mise à distance de l'emploi passera pour un certain nombre d'entre elles par un investissement exclusif de la sphère familiale. Les processus de construction identitaire des unes et des autres relèvent de pratiques et de valeurs bien différenciés qui impliquent d'aborder la problématique de l'identité professionnelle dans sa dimension sexuée.

En conséquence, l'identité sociale qui peut se construire pour ces jeunes, hommes et femmes, la plupart célibataires à la recherche d'un métier et pas seulement d'un emploi, est une identité de "jeune", seule identité socialement significative, capable de donner sens à la définition d'eux-mêmes. Car leur identité sociale est mise en attente, attente d'un métier pour les uns, attente d'un rôle familial pour les autres, attente d'être un professionnel reconnu pour les uns, attente d'être une mère de famille pour les autres.

Le temps de l'insertion socioprofessionnelle est un temps où l'identité est mise entre parenthèses. Qu'il s'agisse de l'identité sexuelle, ou de l'identité professionnelle, l'identité à même de donner sens au parcours des individus est alors bien souvent une identité de jeune, asexuée pour un temps car c'est le temps de l'indétermination, sexuelle et professionnelle. Et seul le passage au statut d'adulte, par la reconnaissance professionnelle ou par la constitution d'une famille, permettra à l'individu d'acquérir une reconnaissance sociale signifiante dans la définition de lui-même.

Or, quand la précarité professionnelle se prolonge, quand la reconnaissance professionnelle tarde à advenir, quand l'instabilité conjugale est grandissante, c'est l'ensemble du processus qui a jusqu'alors marqué l'entrée dans la vie adulte qui est remis en question. Il faut que l'individu construise d'autres repères qui soient à même de faire sens. En attendant, c'est le temps de la souffrance qui s'installe.