5.6. LE TEMPS DE LA SOUFFRANCE

La socialisation professionnelle est un processus de construction qui vise l'adaptation de l'individu à la société dans laquelle il s'inscrit. Ce processus d'adaptation vise l'incorporation d'un ethos capitaliste qui est une construction historiquement située. Comme l'ont mis en évidence Max WEBER ou Werner SOMBART, la socialisation à l'esprit capitaliste a nécessité la mise en oeuvre de disciplines propres à "rationaliser" les pratiques de travail de masses laborieuses peu enclines à s'adapter aux nouvelles exigences de l'économie capitaliste.

Au cours des deux derniers siècles le travail s'est ainsi construit dans les termes de la stabilité et de la régularité, car la "rationalisation" des pratiques de travail impliquait une utilisation systématique du temps. De la même façon, il a fallu faire advenir le travail comme une "fin en soi", une "vocation" à laquelle l'individu pourrait se consacrer corps et âme.

Force est de constater, à la lumière de cette recherche, que les hommes bien davantage que les femmes semblent avoir incorporé cette conception du travail comme "fin en soi". Les femmes bien que quantitativement davantage touchées par le chômage et la précarité professionnelle que les hommes, pourraient être moins touchées en termes de "souffrance sociale" que leurs congénères, dans la mesure où la construction de leur identité ne passe pas intégralement par le travail comme cela reste le cas pour la majorité des hommes. L'ethos capitaliste s'est construit sur la partie masculine de la population et c'est sur elle que pourrait encore reposer son avenir, car, dominant, l'ethos capitaliste ne s'est pas imposé aux individus au point d'être méconnu comme tel dans ses enjeux.

Dès lors, les pratiques de mise à distance d'activités professionnelles non signifiantes - que Werner SOMBART analysait au début de ce siècle dans les termes suivants : ‘<<Les causes de ces changements d'emplois si fréquents sont nombreuses mais elles ont toutes le même leitmotiv : on dirait en effet que l'ouvrier moderne cherche à remédier aux tourments de sa situation en changeant fréquemment de place.>>’ 273- restent significatives, et ce pour les hommes comme pour les femmes, de pratiques de résistances à un ethos capitaliste qui n'est pas parvenu, jusqu'alors, à s'imposer comme "naturel". Et ce, alors même que l'emploi vient à se faire plus discret.

Comme l'argumente fort justement Pierre BOURDIEU, ‘<<Constituer la grande misère en mesure exclusive de toutes les misères, c'est s'interdire d'apercevoir et de comprendre toute une part des souffrances caractéristiques d'un ordre social qui a sans doute fait reculer la grande misère, mais qui, en se différenciant, a aussi multiplié les espaces sociaux, qui ont offert les conditions favorables à un développement sans précédent de toutes les formes de la petite misère’.>>274

Les difficultés d'insertion socioprofessionnelle de nombreux jeunes n'impliquent pas, pour la majorité, une précarité sociale qui serait la porte d'entrée de la grande misère. Mais les souffrances éprouvées dans le temps de la recherche d'emploi, dans le temps des petits boulots, voire aussi les souffrances éprouvées par ceux et celles, privilégiés, qui sont parvenus à décrocher un vrai travail, un emploi stable, un métier, n'en sont pas moins grandes, et objets nécessaires des sciences sociales. Car la souffrance en tant qu'elle se constitue comme souffrance sociale, souffrance d'une société d'individus est un objet d'attention légitime de la sociologie.

La sociologie est née au 19ème siècle de la volonté de donner sens à une configuration de souffrances sociales générées par des bouleversements tout à la fois politiques et économiques. L'Europe de l'époque est confrontée à une instabilité politique grandissante consécutive de la Révolution Française, et la société capitaliste qui s'implante génère une misère socio-économique des classes laborieuses qui devient menaçante pour l'équilibre social.

En cette fin de 20ème siècle, la vie politique européenne s'est stabilisée, mais son rôle social s'affaiblit chaque jour au profit du pouvoir grandissant de l'économie. Sous l'effet de la globalisation, les états perdent peu à peu leur souveraineté au profit des multinationales qui imposent leurs règles de fonctionnement et de dysfonctionnement à l'ensemble des marchés, y compris au marché du travail. Le chômage et la précarité professionnelle sont les menaces principales qui pèsent sur les citoyens.

Jusqu'au 18ème siècle, la menace principale qui pesait sur les sujets était la guerre. Pour les penseurs de l'époque il s'agissait d'endiguer les effets destructeurs des passions des souverains, trop facilement enclins à déclencher des guerres pour assouvir leurs soifs de pouvoirs275. Substituer les intérêts économiques aux passions chevaleresques apparaîtra la solution salvatrice, contribuant par là-même au développement de l'économie capitaliste. L'homme rationnel promu par l'ethos capitaliste se substitue à l'homme passionné des siècles précédents, et la figure du capitaliste "doux et inoffensif" mû par des intérêts rationnels ne sera démasqué qu'au cours du 19ème siècle quand les effets dévastateurs du capitalisme commenceront à se révéler au grand jour.

Sous l'effet conjugué de l'avènement de l'économie capitaliste, comme emblème de gestion rationnelle des affaires économiques, et de la montée en puissance de l'esprit scientifique, comme figure idéale de l'analyse rationnelle, l'homme s'est construit au cours des deux derniers siècles comme individu rationnel, libéré des passions incontrôlables qui assujettissaient les hommes des siècles précédents. Mais les hommes et les femmes de cette fin de millénaire continuent de souffrir, et la prise en compte sociale de leurs souffrances marque le retour socialement légitimé de la gestion sociale des passions.

Mais la gestion sociale des passions demeure encore balbutiante et le traitement du pathos relève bien davantage d'un traitement individualisé dans l'espace clos des cabinets médicaux ou des bureaux des conseillers en insertion professionnelle, que d'un traitement collectif. La gestion collective de la passion, politique ou syndicale, a été évincée au profit d'un traitement individualisé, et principalement médicalisé.

La prise en compte politique de la souffrance sociale a été marginalisée aux extrêmes de l'échiquier politique et discréditée comme réactionnaire et dangereuse à l'extrême droite, et comme utopiste à l'extrême gauche, pendant que les partis traditionnels de gauche comme de droite se font concurrence pour une gestion "réaliste" et rationnelle des affaires publiques, taxant d'idéologique tout projet politique qui s'attacherait à mettre en question l'édifice politico-économique du capitalisme.

La pratique syndicale a fortement reculée au cours des vingt dernières années, et la montée du chômage a certainement contribué à cet effondrement en décrédibilisant une forme d'organisation collective incapable de gérer le problématique de l'emploi hors des murs de l'entreprise, et sourde à la souffrance générée à l'intérieur de l'entreprise par les nouvelles formes d'organisation du travail. Comme le souligne Christophe DEJOURS, ‘<<Le thème de la souffrance dans le rapport au travail a émergé de façon massive dans les mouvements sociaux de 68. Le thème de l'aliénation était alors puissamment exprimé dans le monde des ouvriers et des employés, mais il était presque systématiquement écarté de la discussion par les organisations syndicales majoritaires.(...) Au delà de la santé du corps, les préoccupations relatives à la santé mentale, à la souffrance psychique au travail, à la crainte de l'aliénation, à la crise du sens du travail, non seulement n'ont été ni analysées, ni comprises, mais elles ont été le plus souvent rejetées et disqualifiées. (...) L'analyse de la souffrance psychique relevait de la subjectivité. Supposées antimatérialistes, ces préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe, au profit d'un "nombrilisme petit-bourgeois" de nature foncièrement réactionnaire’.>>276Ainsi, la souffrance de ceux qui travaillent, de honteuse est devenue, avec la montée du chômage, intolérable. Car la souffrance de ceux et celles qui recherchent un emploi est posée comme bien supérieure et légitime que celle ressentie par ceux et celles qui conservent le triste privilège d'occuper un emploi. Mais le déni de la souffrance des uns entraîne le déni de la souffrance des autres car enfermés par la peur du licenciement ceux et celles qui travaillent sont plongés dans l'incapacité de reconnaître la souffrance de ceux et celles qui recherchent un emploi. Les attitudes de repli sur soi constituent alors la réponse socialement adaptée à l'angoisse générée par une situation de crise de l'emploi qui menace l'individu dans la définition de lui-même.

L'individualisation de la société, amorcée quelques trois siècles auparavant, dans un mouvement global de lutte contre l'enfermement et la rigidité des communautés d'appartenance, prend aujourd'hui la forme d'un repli exacerbé de l'individu sur lui-même. De plus en plus seul avec sa souffrance, seul dans le temps de la recherche d'emploi, seul sur son lieu de travail car la peur du licenciement a généré des pratiques de repli, d'isolement et de suspicion, l'individu est contraint de gérer, seul, des souffrances sociales que les organisations collectives se révèlent incapables d'assumer.

L'atomisation croissante des individus constitue une menace pour l'édifice social car c'est l'existence même du lien social qui est mise en jeu, et à travers lui le sens du vivre ensemble qui est réinterrogé. La problématique de la précarité professionnelle interroge la société bien au-delà du problème social de l'emploi, elle pose la question de la place de l'individu dans une société qui a substitué une gestion économique de la vie de la cité à une gestion politique.

Notes
273.

1932, p 494

274.

BOURDIEU (P), 1993, p 16

275.

Cf. HIRSCHMAN (A.O.), 1980

276.

1998, p 41 à 43