2.2. Un point de vente À Vienne, le site de la rue de Bourgogne

Le sous-sol d’une cave au 61 de la rue de Bourgogne à Vienne était occupé par une fouille clandestine en 1986. Après l’interruption du chantier illégal, la direction régionale des antiquités historiques a décidé de poursuivre l’étude des vestiges convoités. Rapidement, l’extrême densité de la céramique accumulée sur un espace réduit à la surface de la cave (moins de 40 m²) et sa répartition ont orienté l’interprétation des structures vers l’hypothèse d’une boutique ou d’un entrepôt. Le rangement des céramiques comme la diversité de ses origines - dont certaines sont bien connues - interdisaient de reconnaître le stock d’un atelier. Des dépôts comparables ont été découverts dans des caves de bâtiment dont l’affectation commerciale n’est pas mise en évidence136 . Bien que ce type d’établissement soit rare, la raison commerciale de certains de ces dépôts semble assurée237 . Ce site est donc particulièrement précieux en permettant l’observation d’un lot de céramique à paroi fine de la Butte probablement destiné à la vente dans un étalage complet.

La boutique de Vienne était installée en contrebas du promontoire du temple d’Auguste et de Livie, à proximité des berges du Rhône dans un quartier à vocation artisanale. Les premiers niveaux augustéens, riches en fragments d’amphores Dressel 1, semblent témoigner de la nécessité d’aménager un terrain menacé par le fleuve.

Le matériel du dépôt a été abandonné après l’incendie du bâtiment qui l’abritait, et qui a endommagé la céramique. Le dépotoir n’a pu être totalement exhumé, sa surface dépassait l’emprise de la cave moderne. L’inventaire des 104 112 tessons (3513 vases) a été confié à C. Godard338 .

La datation de l'ensemble repose en partie sur l’examen des monnaies (un as de Tibère frappé sous Auguste en 14 apr. J.-C. fixe un premier terminus post quem), mais surtout sur la typologie des céramiques. Quelques éléments résiduels sont facilement identifiables (campanienne, Dressel 1, olpés, paroi fine tardo-républicaine), la sigillée fournit les éléments typochronologiques les plus précis. La présence de Ritt. 12 (avec un léger bourrelet à l’intérieur de la lèvre) déplace le terminus post quem vers 40/50 apr. J.-C., l’absence de formes Drag. 37, 35/36 impose un terminus ante quem vers 60 apr. J.-C. La paroi fine de la Butte, dont la chronologie était désormais documentée par l’étude de la stratigraphie de la rue des Farges à Lyon, confirmait la constitution du dépôt au milieu du ier siècle apr. J.-C. Un histogramme de Lanos139 sur les dates de fabrication de la sigillée (fig. 35) montre à la fois un apogée entre 30 et 50 apr. J.-C., mais aussi une présence importante de vases fabriquées entre 20 et 30 apr. J.-C.

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Figure. 35 - Histogramme des dates de fabrication (Lanos 1991), la céramique sigillée de la boutique.

L’examen du matériel montre la préférence systématique pour des productions viennoises (93,5 % du lot), notamment pour les catégories de céramiques communes et culinaires, mais aussi pour les imitations de vaisselle de table. Seules les céramiques fines dont la production n’est pas attestée localement (en particulier la sigillée) ou des productions plus originales (paroi fine de la Butte) sont importées. Parmi ces importations, la sigillée provenant pour l’essentiel des ateliers de la Graufesenque est la plus abondante (63,5 %). La paroi fine lyonnaise représente à elle seule le troisième tiers des céramiques importées (pl. 34-38).

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Figure. 36 - Répartition par catégories des céramiques de la boutique de Vienne.

L’une des particularités du dépôt de la rue de Bourgogne est le caractère archaïque de certains vases stockés dont on pouvait penser qu’ils n’étaient plus proposés à la vente au milieu du ier siècle apr. J.-C. Le phénomène est incontestable pour les mortiers à lèvre en bandeau, certaines formes de céramiques à vocation culinaire, ou des vases à paroi fine en pâte siliceuse (vases ovoïdes à panse striée).

L’origine de la majorité des céramiques à paroi fine n’est pas déterminée (fig. 37), il s’agit le plus souvent de productions en pâte siliceuse et de formes largement distribuées en Europe occidentale dont les centres de productions ont pu être multiples. Leur fabrication régionale n’est en tout cas pas connue. Les productions viennoises sont bien identifiées, on retrouve tout particulièrement les vases guillochés dont les rebuts ont été découverts à Saint-Romain-en-Gal140 .

Si d’autres ateliers installés sur la rive droite du Rhône ou dans les quartiers artisanaux de la rive gauche devaient encore être mis au jour, leur production pourrait bien être isolée parmi le matériel de la boutique.

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Figure. 37 - Répartition par origines des céramiques à paroi fine de la boutique de Vienne. D’après les comptages publiés dans Godard 1992.

En tout état de cause l’atelier de la Butte ne semble pas avoir eu de concurrent local pour la céramique à paroi fine à pâte calcaire engobée et à décor de barbotine. En effet, l’atelier lyonnais a fourni près de 40 % de l’ensemble de la céramique à paroi fine de la boutique (fig. 37), bien plus que les ateliers connus de Vienne qui ne proposaient sans doute pas de production de substitution.

Rassemblée, la céramique à paroi fine de la Butte issue de la boutique forme un lot assez inattendu (pl. 34 - 38). La totalité des pots ovoïdes, à quelques détails près, appartient un même type, une même variante (type 13.1). Bien qu’elle ne reflète pas la diversité des lèvres qui sortent généralement des stratigraphies d’habitat, la présence d’un type unique s’explique par l’achat à l’atelier d’une série provenant probablement d’une même fournée ayant contenu le travail d’un seul ou plusieurs potiers. On notera que malgré l'homogénéité du lot, une partie seulement des 85 pots ovoïdes a reçu un engobe sablé interne sans raison apparente (fig. 38).

Le choix des bols est un peu plus large, il ne donne cependant qu’un pâle reflet de la variété des ornements collectés sur les sites de consommation viennois. Les quatre types de bols forment un corpus quantitativement équivalent à celui des pots ovoïdes. Le bol à lèvre en bandeau mouluré (type 5.1) est de loin le plus fréquent (plus de 77 % des bols)141 , les trois autres types se partagent en quelques exemplaires (fig. 38).

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Figure. 38 - Répartition par types des céramiques à paroi fine de la boutique de Vienne. En gris plus foncé les pots ovoïdes dont la face interne est sablée. Les comptages utilisés ici ont été repris à partir de l’examen du matériel, ils sont basés sur le dénombrement des lèvres après collage.

Le postulat d’achat d’une série issue d’une même fournée spécialisée est une explication ici moins satisfaisante que pour les pots ovoïdes. Ainsi peut-on s’étonner de la faible présence du bol à lèvre en bandeau lisse généralement porteur des décorations les plus diverses. En effet, les décors aussi sont peu variés, outre une écrasante proportion de vases sablés et quelques-uns crépis de barbotine, on ne compte qu’un vase décoré de feuilles d’eau, un autre recouvert de vagues de barbotine et un tesson orné d’écailles. L’absence des bols classiques décorés d’écailles circulaires ou en pomme de pin, d’appliques grenelées accentue la monotonie du lot.

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Figure. 39 - Répartition par types de décors (face externe/face interne) des céramiques à paroi fine à l’exclusion des pots ovoïdes (s. est l’abréviation de sablé).

De toute évidence le contenu de la boutique n’illustre pas la diversité du vaisselier de l’atelier de la Butte au milieu du ier siècle apr. J.-C. Sans doute faut-il s’interroger sur la datation des céramiques stockées à Vienne, sachant que dans le même ensemble, notamment pour la céramique à paroi fine, figurent certaines productions généralement considérées comme augustéennes. Plusieurs arguments vont dans ce sens. Sur le plan typologique, les formes moins précoces, souvent lisses (bol à lèvre en bandeau brisé), ou plus fermées (gobelets) font défaut alors qu’elles apparaissent au début de la seconde moitié du ier siècle. Le répertoire des décors, limité au sablage et au crépi de barbotine appartient à une phase plus précoce de la production (fig. 39). Des éléments de comparaison appuient cette hypothèse. L’horizon tibérien de la fouille de la rue Chambonnet à Lyon n’a livré que deux tessons de céramique à paroi fine de la Butte : un bol à lèvre en bandeau mouluré, sablé, et un tesson décoré de vagues de barbotine, un des rares ornements recensés dans la boutique142 .

Comment donc dater le matériel de la boutique ? Le faciès de la céramique de la Butte n’est manifestement pas celui des années 40-50 apr. J.-C. Une datation antérieure s’impose, un décalage à la décennie 30-40 apr. J.-C. est justifiable. Remonter encore au-delà comme pourrait nous y inviter la présence des productions de céramiques à paroi fine de tradition augustéenne ou la comparaison avec l’horizon de la rue Chambonnet daté des années 20-30 apr. J.-C. risquerait d’être abusif. Dans tous les cas, le faciès de la série viennoise montre probablement une image de la production plus ancienne que ne le suggère la date de l’ensemble.

Notes
36.

1. Ebnöther (Ch.), Mees (A.), Polak (M.), “ Le dépôt de céramique du vicus de vitudurum-Oberwinterthur (Suisse). Rapport préliminaire ”, SFÉCAG, actes du congrès de Millau, 1994, p. 127-131.

37.

2. Hull (M. R.), R oman Colchester, Report of the Research Committee of the Society of Antiquaries of London, 20, Oxford, 1958, p. 153-154. Hayes (J. W.), Communicationes Rei Cretariae Romanae Fautorum, IV, 3, 1963, p. 3.

38.

3. Godard (C.), “ Une réserve de céramiques à l'époque de Claude à Vienne ”, SFÉCAG, actes du congrès de Tournai, 1992, p. 239-264.

39.

1. L’intérêt de cette méthode est explicité p. 230-232.

40.

1. Desbat (A.), Savay-Guerraz (H.), “ Les productions céramiques à vernis argileux de Saint-Romain-en-Gal ”, Figlina, 7, 1986, p. 91-104.

41.

1. Les comptages utilisés ici ont été repris à partir de l’examen du matériel conservé à Vienne, ils sont basés sur le dénombrement des lèvres après collage. Ils sont assez différents de ceux publiés par C. Godard en 1992 qui a dû admettre a priori que les lèvres isolées pouvaient être rattachées à des vases partiellement complets. Il est probable que le nombre des pots ovoïdes soit surestimés en raison de la difficulté de rapprocher des lèvres appartenant à une même variante, rapprochement plus aisé sur les bols représentés par plusieurs types, plusieurs variantes et des traitements de surface différents.

42.

1. Genin (M.), “ Les horizons augustéens et tibériens de Lyon, Vienne et Roanne. Essai de synthèse ”, SFÉCAG, actes du congrès du Mans, 1997, p. 25-26.