3.2.2. Choix méthodologiques

3.2.2.1. Systèmes ouverts

En conduisant à son stade le plus élaboré une typologie en arborescence appliquée à la céramique campanienne, J.-P. Morel199 a influencé la plupart des typologies céramiques (toutes périodes et catégories confondues2100 ) qui ont été réalisées après la publication de sa thèse. Son classement répond à un ensemble d'exigences qui lui semblaient nécessaires, et principalement celle de pouvoir intégrer des accroissements sans que soit dérangé l'ordonnancement logique établi, et cela sans limites.

La méthode semble un aboutissement, elle est parfaitement adaptée à son sujet, celui d’une « classe3101 » de céramique dont on ne pourrait connaître les centres de productions qu’au prix de longues recherches mettant en oeuvre un volume considérable d’analyses physico-chimiques. Cependant, même si J.-P. Morel rappelle l’usage courant de ce type de classement dans les disciplines scientifiques4102 , ce serait une profonde erreur de penser que, comme le tableau des éléments de Mendeleïev, il existerait un ordre réel dont il serait possible de remplir les cases au fur et à mesure des découvertes pour s’approcher petit à petit d’une réalité historique. Un autre auteur aurait sans aucun doute fait avec les mêmes méthodes et la même problématique des choix différents, multiplié des « séries », regroupé des types, etc.

J.-P. Morel a établi un modèle de typologie céramique, un paradigme, mais il faut toutefois se garder de succomber à certaines illusions qu’elle pourrait générer. Les critères de discriminations des types sont évidemment subjectifs, et il est impossible dans bien des cas (parfois illustrés par un vase) d’en valider les termes. La multiplication des types est un outil de plus grande précision, mais aussi la conséquence d’une difficulté récurrente en typologie archéologique, celle de regrouper des vases quand il est plus facile de les séparer, difficulté dont J.-P. Morel formule lui-même clairement les enjeux.

Enfin, quant au voeu de J.-P. Morel de voir son classement accueillir des nouveaux types au sein des ramifications établies, on sait désormais que ce suivi typologique n’existe pas. Tout au moins, qu’il ne peut pas exister sans une politique de publication régulière d’éventuels compléments1103 , qui à terme entraînerait une nouvelle publication de l’ensemble. Probablement les nouvelles méthodes d’informations, avec la possibilité d’une mise à jour facile et rapide de la base de donnée, le permettront dans un avenir proche. On ne pourra certainement plus élaborer un système ouvert sans proposer le protocole de sa pérennité. En abandonnant une typologie à ses usagers, il faut accepter qu’ils en fixent le sort. L’utilisation de la typologie de la campanienne est, malgré les arguments de son auteur, trop pesante pour s’être généralisée, et très souvent elle complète la typologie de N. Lamboglia plutôt qu’elle ne la remplace2104 . Outre un classement arborescent exhaustif destiné à compiler les apports nouveaux, il aurait été indispensable de formuler un abrégé3105 qui établisse des ponts entre l’usage régulier d’inventaire et le catalogage définitif.

La question de l’objectif d’une typologie de céramiques est d’autre part majeure, notamment en raison de l’ambiguïté que peut générer ces classements, une ambiguïté qui réside dans la double lecture que l’on peut faire, pas toujours consciemment, d’une typologie. Car si elle est avant tout un outil archéologique (un moyen), d’identification et de communication, elle est aussi souvent présentée, et lue, comme un catalogue reflétant une image de la production d’une classe ou d’un atelier de céramiques. C’est bien cette seconde lecture - à laquelle il est difficile de se soustraire - qui peut induire en erreur tant la réflexion méthodologique sur cette « représentation » d’une production est embryonnaire. Il suffit de voir à quel point la découverte du contenu d’une boutique de céramiques antique peut déranger les céramologues et l’image qu’ils s’étaient forgés d’une production pour mesurer les difficultés d’exploitation de nos sources et leurs limites.

Le classement arborescent, modélisé pour son application à la céramique par J.-P. Morel a marqué une étape déterminante dans l’élaboration des typologies archéologiques. Il ne met cependant pas un terme à la réflexion sur ce sujet. Bien des auteurs qui ont choisi de reprendre ce type de classement n’ont pas toujours fait preuve de la même rigueur méthodologique, et c’est souvent le mode de numérotation qui a séduit plus qu’un réel moyen d’étudier une classe de céramique. Des erreurs ont été commises, en particulier sur les critères discriminants qui ont créé, si on prend l’exemple d’une publication récente sur la céramique moderne, des rapprochements malheureux entre gobelet et pot de fleur1106 , ou la séparation des assiettes2107 . On pourrait penser selon la formule de P. Ruby que « L’efficacité d’une typologie ne se mesure qu’à l’usage qu’on peut en faire et qu’à la qualité et la quantité de résultats obtenus auxquels on peut aboutir en l’utilisant3108 ». En cela le travail de J.-P. Morel est plus sophistiqué et profond que la mise au point d’un classement ouvert. Dans le cas contraire, la simple application aveugle d’une méthode pour ce qu’elle a de séduisant peut rester stérile, ‘« en d’autres termes, il existe des corpus typologiques dont il serait intéressant, un jour, de tester leur pertinence et leur efficacité sur des vrais constructions explicatives1109. »’

Il est probablement illusoire d’espérer mettre en place une typologie assez ouverte pour intégrer toutes les formes nouvelles à l’emplacement le mieux adapté, en respectant les règles définies à la création du classement. Les typologies qui se mettent ainsi en place, et se multiplient selon le modèle de J.-P. Morel, paraissent aboutir à des inventaires plutôt qu’à des outils typologiques.

Notes
99.

1. Morel (J.-P.), La céramique campanienne : les formes, Rome, 1981.

100.

2. Notamment : Vaginay (M.), Guichard (V.), L’habitat gaulois de Feurs (Loire). Fouilles récentes (1978-1981), Documents d’Archéologie Française, 14, Paris, 1988.

Ou encore récemment : Faure-Boucharlat (E.) et alii, Pots et potiers en Rhône-Alpes, époque médiévale époque moderne, Documents d’Archéologie en Rhône-Alpes, 12, Lyon, 1996. Dufay (B.), « Des poteries à la typologie, en passant par la géométrie des artisans... », dans Arcelin (P.), Truffeau-Libre (M.) dir., La quantification des céramiques. Conditions et protocole, coll. Bibracte 2, 1998, p. 105-114. Di Giovanni (V.), « Produzione e consumo di ceramica da cucina nella Campania romana (ii a. C. - ii d. C.) », dans Les céramiques communes de Campanie et de Narbonnaise ( i er s. av. J.-C. - ii e s. ap. J.-C.). La vaisselle de cuisine et de table, Collection du Centre Jean Bérard, 14, Naples, 1996, p. 65-104.

101.

3. pour utiliser la terminologie de l’auteur, Morel 1981, p. 22.

102.

4. Id. p. 34.

103.

1. Solution adoptée à une seule reprise par J. W. Hayes pour la céramique africaine, suppléments dont il est lui-même l’auteur : Hayes (J. W.), Late Roman Pottery, A supplementary volume of the British School at Rome, Londres, 1980.

104.

2. Cf. l’usage qu’en fait M. Bats : Bats (M.), Vaisselle et alimentation à Olbia de Provence (v. 350-v. 50 av. J.-C.). Modèles culturels et catégories céramiques, Revue Archéologique de Narbonnaise, suppl. 18, Paris, 1988.

105.

3. La classification préliminaire de N. Lamboglia en fait office.

106.

1. T. Vicard dans Faure-Boucharlat (E.) et alii, Pots et potiers en Rhône-Alpes, époque médiévale époque moderne, Documents d’Archéologie en Rhône-Alpes, 12, Lyon, 1996, p. 206.

107.

2. Id. p. 201-205.

108.

3. Ruby (P.), « Types et fonctions dans les typologies céramiques archéologiques. Quelques problèmes et quelques propositions », Annali dell’ Istituto universitario orientale di Napoli, Archeologia e storia antica, 15, 1993, p. 316.

109.

1. Ruby (P.), « Types et fonctions dans les typologies céramiques archéologiques. Quelques problèmes et quelques propositions », Annali dell’ Istituto universitario orientale di Napoli, Archeologia e storia antica, 15, 1993, p. 316, n. 94.