3.7. Statut commercial de l’atelier

On a déjà exposé les nombreux éléments qui permettent de voir dans les ateliers augustéens lyonnais et viennois des filiales des ateliers arétins ou padans. La sigillée lyonnaise, les gobelets d’aco et d’autres productions de céramiques à paroi fine lisse trouvent leur origine en Italie du nord ou en Étrurie. Les prototypes autant que les modes de leur production ont manifestement été exportés vers la région lyonnaise.

Le problème se pose différemment pour l’atelier de la Butte. Les modes de fabrication étaient assimilés, et l’acculturation des productions céramiques (fine ou culinaire1203 ) nettement marquée. Ce phénomène n’a plus alors de réelle incidence, d’autant que l’atelier de la Butte met en oeuvre le mode de cuisson en atmosphères alternées, le plus répandu et le moins contraignant.

Les ateliers de céramiques à paroi fine de la vallée du Pô et d’Aquilée ont aussi amorcé au début du premier siècle de notre ère une évolution technologique et typologique avec l’adoption d’un répertoire limité de formes basses engobées et standardisées2204 . Outre l’approvisionnement régional, l’exportation de ces productions était tournée vers les Alpes rhétiennes et noriques. Elles ne sont pas parvenues à Lyon.

La production de bols à lèvre en bandeau est attestée dans les ateliers de la région centrale de la vallée du Pô. L’imprécision des datations données pour ces vases ne permet pas d’identifier clairement des prototypes antérieurs aux productions lyonnaises. Cependant, il est évident que les modèles ne sont pas gaulois. Aucune circulation de vases comparables en Gaule n’est attestée avant la création de l’atelier de la Butte. La permanence des échanges avec les ateliers de potiers italiques depuis la fondation de la cité lyonnaise a pu rester en vigueur au début du premier siècle. On imagine difficilement l’élaboration du répertoire typologique de l’atelier de la Butte ex-nihilo alors qu’aucune tradition gauloise n’a pu la favoriser.

Dans le cas des céramiques augustéennes, les ateliers lyonnais produisaient des fac-similés des importations italiques. Si la reproduction des céramiques à paroi fine padanes est à l’origine du développement de l’atelier de la Butte, les potiers lyonnais ont pris beaucoup de liberté, ce qui écarte toute confusion entre les deux productions. Les caractéristiques techniques des céramiques à paroi fine padanes, aquiléennes ou de Ravenne (argile siliceuse rouge ou cuisson en mode réducteur) n’ont pas été adoptées. Le répertoire typologique et ornemental de l’atelier de la Butte s’est développé de manière indépendante ; bien des formes et des décors sont originaux, sans équivalent en Italie. La mutation de la production lyonnaise a pu être initiée sur la base de modèles italiques, cette influence serait restée brève et limitée.

L’influence des productions italiques est restée de même limitée en Espagne, et c’est la qualité des productions ibériques qui a le plus frappé l’imagination des auteurs antiques1205 . Ainsi, l’emprunt au répertoire ibérique de certaines formes et décors montre la capacité de renouvellement de la production lyonnaise, et son adaptation à l’évolution du marché.

En fait, peu d’éléments étayent l’hypothèse d’une nouvelle filiale italique de céramique à paroi fine au ier siècle apr. J.-C. sur les quais de Saône. Le refus de produire à l’identique un répertoire parfaitement identifié en utilisant les mêmes procédés de fabrication importés2206 ne paraît pas illustrer une réelle tentative des ateliers padans pour mettre en place une succursale transalpine destinée à favoriser la commercialisation de ces produits vers des cibles choisies. D’une manière générale, les importations de céramiques italiques chutent à l’avènement de Tibère, la présence de céramiques à paroi fine italiques à Lyon est exceptionnelle et se limite aux productions padanes noires en argile siliceuse grésées, à paroi très fine, diffusées à partir de l’époque flavienne.

Pourtant, de l’observation de la diffusion des céramiques de la Butte, il ressort nettement que l’atelier a réutilisé les mêmes débouchés, fait parcourir à ses productions les mêmes voies que celles ouvertes par les ateliers augustéens. C’est toute l’organisation de la commercialisation qui est calquée sur l’exportation des céramiques de la Muette ou de Loyasse.

Si l’atelier de la Butte a touché des marchés identiques à ceux que visaient les filiales italiques, les bénéficiaires n’en furent plus forcément les mêmes. Les negotiatores qui avaient peut-être provoqué la création de l’atelier de la Butte ont réutilisé les courants commerciaux constitués sous Auguste. C’est de toute façon l’ensemble du commerce lyonnais qui était tourné vers le nord-est, et le trajet des amphores lyonnaises montre que les denrées alimentaires empruntaient aussi ces voies. Depuis sa fondation, Lyon jouait un rôle de relais pour le flux commercial qui, parti de la Méditerranée, trouvait son terme en Grande-Bretagne.

L’absence d’éléments qui permettraient de voir dans l’atelier de la Butte une nouvelle succursale italique conduit plutôt à supposer que cet atelier a pu être l’oeuvre d’une seconde génération de potiers.

À partir de ces éléments de réflexion, on est tenté de rapprocher le schéma de développement de l’atelier lyonnais de celui de la Graufesenque. L’atelier de la Butte perpétue la tradition céramique italique mais sans qu’il puisse être établi qu’il s’agit d’une succursale. Les potiers lyonnais sont libres d’innover, ou de reproduire des modèles dont l’origine n’est plus exclusivement transalpine mais aussi ibérique. Les deux ateliers ont connu une forte expansion liée à l’élargissement de leurs débouchés, et se sont substitués aux fournisseurs italiques et aux filiales qu’ils avaient installés en Gaule.

Après l’arrêt de la production de céramique fine à Lyon au début du ier siècle apr. J.-C., il est probable qu’une partie des potiers a pu se retrouver en Gaule du sud où leur savoir-faire était indispensable à la création de nouveaux centres de productions. Il n’est plus alors question de filiales et on qualifie souvent ces ateliers de gaulois. L’atelier de la Butte ne pouvait voir le jour sans un encadrement expérimenté, mais l’arrivée d’outils ou de potiers spécialement venus d’Italie n’est plus démontrée. Cette nouvelle génération de potiers sans doute formés à Lyon serait affranchie de toute dépendance vis à vis des ateliers italiques.

Avec les ateliers du sud et du centre de la Gaule, l’atelier de la Butte incarne le renouveau et la réorganisation de la production céramique. La romanisation des processus de production et des usages culinaires est alors accomplie, et l’autonomie de la production provinciale de céramique en Gaule est effective.

Notes
203.

1. Sur la romanisation des processus de production des céramiques culinaires lyonnaises : Batigne (C.), « La production de céramique culinaire à Lyon aux ier s. avant et ier s. après J.-C. : état de la recherche », dans Il contributo delle analisi archeometriche allo studio delle ceramiche grezze e comuni : il rapporto forma/funzione/impasto, Atti della Ia Giornata di archeometria della ceramica, Bologna (1997), Bologna, 1998, p. 75-80.

204.

2. Ricci (A.), « I vasi potori a pareti sottili », dans Società romana e produzione schiavistica. Merci, mercati e scambi nel mediterraneo, Giardina (A.), Schiavone (A.) dir., Roma, 1981, p. 132. Biaggio Simona (S.), Butti Ronchetti (F.), « Céramiques fines et céramiques communes au sud des Alpes : quelques formes à diffusion régionale du canton du Tessin et des régions limitrophes », SFÉCAG, actes du congrès de Fribourg, 1999, p. 139-156.

205.

1. À propos des vases de Sagonte Mayet (F.), Les céramiques à parois fines de la péninsule Ibérique, Paris, 1975, p. 161-169 ; Mayet (F.), « Les céramiques à parois fines de la péninsule Ibérique », Archéologia, 96, 1976, p. 16.

206.

2. La production de firmalampen de l’atelier de la Butte avec un mode opératoire différent (pâte calcaire engobée en rouge pour reproduire la couleur des lampes italiques en pâte siliceuse) illustre ce protocole d’imitation.