2 . Les difficultés à statuer quant au transfert dans le cas de l’EPS

Pour une étude de la question du transfert
M. Develay signale, dans un ouvrage sorti en 1992, que le préfixe trans peut prendre ‘« la signification de à travers ’»867. Il est alors, de son point de vue, tout à la fois question de transdisciplinarité et de transversalité. Le problème de la « vie physique » se révèle en effet en rapport avec celui de la transversalité. Ce dernier intègre, en ce cas, la réflexion à la pluridisciplinarité, à l’interdisciplinarité et à la transdisciplinarité. Il s’agit ainsi, à travers différentes activités, relevant a minima de l’EPS, de fonder un enseignement en matière de « vie physique ». Celui-ci doit, en outre, occasionner des acquisitions valant au-delà de l’EPS, voire du temps de la scolarité, à travers divers contextes. M. Develay, rédigeant la préface d’un ouvrage qui a paru en 1995, note qu’‘« Au-delà a comme correspondant le préfixe latin trans ’»868. La question de l’au-delà de l’EPS a rapport, en ce sens, à celle du transfert. Il s’avère, en effet, que les acquisitions relatives à la « vie physique » sont voulues transférables. Elles sont souhaitées participer à un « transfert processus ». La réflexion à la transversalité réfracte alors celle au transfert : la manière d’envisager celle-ci a rapport à la façon de concevoir celui-là. La question du « transfert processus » apparaît ainsi première, en regard de celle de la transversalité, au plan des conceptions relatives à la « vie physique » (Tableau 23). Ces conclusions invitent à considérer à nouveau la question de l’au-delà de l’EPS. Il s’agit en effet de statuer quant au transfert.

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Tableau n°23 : Interdisciplinarité, pluridisciplinarité, transdisciplinarité, transversalité et transfert

Le transfert : une question peu étudiée pour ce qui est de l’EPS
Les propos des tenants des différentes conceptions relatives à la « vie physique » en présence donnent à penser que celui-ci fait problème. P. Parlebas, par ailleurs, a produit un article, publié en 1968, en lequel on lit : « ‘Le transfert est à nos yeux le maître-mot de l’éducation physique ; la clarification des mécanismes qui le sous-tendent est d’une importance cardinale et conditionne le développement en profondeur de cette discipline.’ »869 L’enjeu est donné. Le contexte, en outre, est présenté : « ‘Ce qui peut paraître étrange, c’est que cette importance est souvent méconnue et parfois même contestée. Manifestement tenu en méfiance et sous-estimé, le transfert n’a pas été posé comme problème fondamental. Dans son propre royaume, il n’a pas droit de cité [...], le terme de transfert ne figure à aucun moment dans le programme des étudiants, en éducation physique, ce qui est à tout le moins étonnant. ’»870 P. Parlebas et E. Dugas ont rédigé un article, publié trente ans après celui en lequel figurent ces propos, qui s’intitule : « ‘Transfert d’apprentissage et domaines d’action motrice’ ». Ils y font des constatations similaires, s’exprimant notamment en ces termes : « ‘Les effets dus aux apprentissages moteurs ne sont manifestement pas uniformes ; chaque activité physique sollicite des capacités particulières, c’est-à-dire en laisse aussi d’autres dans l’ombre. [...] Dans ce domaine, les résultats d’apprentissages contrôlés, soumis aux procédures expérimentales font cruellement défaut. [...] Le choix de telle activité est-il indifférent ou au contraire entraîne-t-il des conséquences éducatives distinctives ? Il est étonnant de constater que ces problèmes cruciaux ne sont que rarement étudiés sur un mode explicatif argumenté. »’ 871

La question du moindre intérêt accordé au problème du transfert pour ce qui est de l’EPS
Certes, il a été des réticences à reconnaître une réalité au transfert. Dans son article publié en 1968, P. Parlebas en fait la constatation : ‘« Parfois, d’autorité, on lui refuse toute réalité. Depuis longtemps certains auteurs cloisonnent les activités physiques en une mosaïque de techniques indépendantes, sans interrelations ni dénominateur commun. C’est ainsi que L.M. Lauhlé a pu écrire qu’il faut “bien se pénétrer de ce principe par nous maintes fois affirmé : on n’apprend à faire un geste qu’en faisant ce geste et seulement ce geste” (“Les cahiers techniques de l’Education Physique – n° 3, juillet 1934”) »’ 872. C. Bayer rapporte, lui, des propos de la même veine, tenus en 1961 par M. Ryan, entraîneur de saut à la perche et qui se présente ‘« En tant que psychologue professionnel’ »873. P. Parlebas, prenant acte des réserves, voire des oppositions quant à la reconnaissance du phénomène de transfert, écrit pourtant : « ‘Le moment est arrivé, semble-t-il où il est possible de trancher définitivement cet aspect du débat. Les réticences et les dénégations ne représentent plus que des combats d’arrière-garde. [...] L’existence du transfert n’est plus un objet de croyance, c’est un fait d’expérience. »’ 874 Comment expliquer, alors, que P. Parlebas et E. Dugas aient à regretter, en un écrit sorti en 1998, le peu d’intérêt accordé à la question du transfert dans le cas de l’EPS ?

Le peu de cas fait du transfert en EPS : une explication au plan des recherches sur l’apprentissage moteur ?
On peut voir une explication de ce qui est ainsi constaté au plan des recherches concernant l’apprentissage moteur. M. Durand a été interrogé à leur propos en ces termes, en 1993 : « ‘Considérer que l’EP doit préparer les élèves à gérer leur vie physique à tous les âges c’est postuler l’existence d’un possible réinvestissement d’acquisitions scolaires. En quoi l’état actuel des connaissances scientifiques sur le transfert d’acquisitions permet ou non de valider ce postulat ? ’»875 M. Durand a alors indiqué : « ‘[...] il y a aujourd’hui peu de recherches sur le transfert d’apprentissage moteur. Il n’y en a pas en France et ces travaux ne sont pas d’actualité au plan international. [...] Par voie de conséquence, il n’y a pas à proprement parler de théorie du transfert. Aujourd’hui, ce que peuvent dire les chercheurs sur cette question apparaît en définitive bien banal, au regard de la complexité des questions d’éducation.’ »876 Il ajoute que, ‘« De surcroît, les recherches (généralement de laboratoire) livrent des résultats assez décevants pour des enseignants d’EPS : les apprentissages moteurs apparaissent, dans la plupart des cas, comme très spécifiques et peu propices à des généralisations à d’autres tâches. »’ 877 On peut envisager, alors, une explication quant au moindre intérêt pour la question du transfert que constatent P. Parlebas et E. Dugas. Il pourrait en aller d’une conséquence des travaux de recherche concernant l’apprentissage moteur. En quoi ceux-ci renseignent-ils en matière de transfert ? Peuvent-ils expliquer le peu de cas qui est fait du transfert en EPS ?

Le peu de cas fait du transfert en EPS : une explication au plan de la réflexion à cette discipline ?
P. Parlebas et E. Dugas indiquent toutefois quant à eux que ‘« L’existence d’un transfert intra-spécifique est l’évidence même : c’est lui qui est à la base de tout apprentissage quel qu’il soit.’ »878 Ils ont au préalable annoncé : ‘« De nombreux travaux de laboratoire particulièrement intéressants ont traité des phénomènes d’apprentissage, mais le plus souvent dans une perspective délibérément extérieure aux problèmes de l’EPS. »’ 879 M. Durand reconnaît, quant à lui, que la question du transfert « ‘peut être abordée de diverses façons’ »880. Il indique : « ‘A titre d’exemple, pour les psychologues de l’apprentissage il y a transfert lorsqu’un apprentissage A a une influence ( positive ou négative) sur un apprentissage B (qu’il soit antérieur ou postérieur à l’apprentissage A). Pour des éducateurs, la question se pose différemment et un auteur tel que Meirieu considère qu’on ne peut parler d’apprentissage en milieu scolaire que lorsque les acquisitions sont décontextualisables, réinvestissables à d’autres situations. Enfin, d’autres considèrent que cette capacité à réinvestir un acquis pourrait marquer un niveau supérieur d’apprentissage (évidemment à rechercher à l’école).’ » Les propos de P. Parlebas et E. Dugas, comme ceux de M. Durand, invitent à s’interroger à nouveau quant au moindre intérêt porté au transfert en EPS. Ils concourent en effet à signifier l’éventualité que celui-ci soit, en ce domaine, envisagé de façon particulière. Qu’en est-il de la question du transfert dans le cas de l’EPS ? En quoi contribue-t-elle à expliquer le statut qu’occupe le transfert au plan de la réflexion à cette discipline ?

Pour la spécification des termes du problème du transfert, dans le cas de l’EPS
Deux ensembles de questions apparaissent ainsi à considérer. L’un a trait au transfert au plan de la recherche en matière d’apprentissage moteur, l’autre concerne le transfert pour ce qui est de la réflexion à l’EPS. Leur étude est de nature à renseigner quant aux difficultés inhérentes à la prise en compte du transfert dans le cas de l’EPS. On peut ainsi envisager qu’elle contribue à l’élucidation des termes du problème du transfert pour ce qui concerne cette discipline scolaire. On peut même se prendre à espérer qu’elle en permette la spécification. Il est possible néanmoins qu’elle ne l’autorise pas et n’y contribue guère. Cette étude, en tout état de cause, apparaît indispensable à la clarification du problème considéré. Elle constitue, a minima, une étape dans l’approche de celui-ci. Qu’il s’agisse de statuer à propos du problème à traiter ou qu’il soit question de déterminer la démarche y conduisant. J.A. Adams a rédigé une ‘« revue historique et critique’ » quant à l’apprentissage moteur881. Elle concerne : « ‘l’apprentissage, la rétention et le transfert des habiletés motrices’ ». L’auteur précise : « ‘Les habiletés ont trois caractéristiques qui fixent les limites de cette revue.’ »882 La définition qu’il donne de l’habileté motrice se révèle de nature à valoir pour ce qui est de l’EPS883 (Tableau 24). Ce qu’il indique quant au transfert au plan de la recherche concernant l’apprentissage moteur est alors à examiner. Cet examen est à mettre en relation avec ce qu’il en est du transfert dans la réflexion à l’EPS. On peut considérer que les écrits de la Revue EPS en donnent une image relativement bonne, si on suit P. Arnaud dans l’analyse qu’il en fait884.

[Note: Selon : Adams (J.), Revue historique et critique de la recherche sur l’apprentissage, la rétention et le transfert des habiletés motrices, Dossiers EPS, n° 13, 1987, pp. 8-9]
Tableau n°24 : L’habileté motrice
Propos de J. Adams quant à l’habileté motrice
« Définition de l’habileté »
« Etant donné les tentatives faites par d’autres, quelle définition de l’habileté peut guider la présente revue ? Peut-être que le terme d’habileté a perdu sa valeur et que plus rien ne le justifie comme J.A. McGeoch (1929) l’a dit, mais la rejeter n’est pas une option pour quelqu’un qui fait une revue et qui a besoin que son domaine soit démarqué des autres par des règles d’inclusion et d’exclusion. Les règles, si elles sont bien choisies, correspondront aux intérêts scientifiques des lecteurs. C’est pourquoi les habiletés ont trois caractéristiques qui fixent les limites de cette revue. »
« 1. L’habileté est un large domaine du comportement. Depuis le début, habileté a signifié une grande variété de comportements pour les analystes, et les comportements ont presque toujours été complexes. »
« 2. L’habileté est apprise. Que les habiletés puissent manquer d’efficience et qu’elles l’acquièrent graduellement avec l’entraînement entre en conflit avec la définition du dictionnaire de l’habileté, l’usage populaire, et la manière dont nombre de chercheurs ont utilisé le terme. Le dictionnaire et un profane définiront l’habileté comme la capacité à bien faire quelque chose, et les psychologues ont souvent dit la même chose. [...] Aucun chercheur ne devrait cependant avoir plus qu’un intérêt momentané pour le comportement à son asymptote ; une compréhension de l’habileté doit se préoccuper de tous les niveaux de celle-ci. »
« 3. L’atteinte du but dépend pour une grande part du comportement moteur. Tout comportement qualifié habile est une combinaison de processus cognitifs, perceptuels et moteurs de différents poids. Les mathématiciens ont la cognition qui pèse lourd dans la description de leur comportement, avec virtuellement aucun poids pour la perception ou la réponse motrice par laquelle ils écrivent la solution à un problème. D’un autre côté, le comportement des joueurs de tennis ne pourrait être décrit significativement sans inclure les réponses motrices qui découlent de leur évaluation perceptuelle de la situation et de la cognition dans leur prise de décision. [...] Ma préoccupation dans cet article concerne davantage les processus du joueur de tennis que ceux du mathématicien. »
Commentaire du propos de J. Adams
Certains apprentissages effectués en EPS, à l’occasion de la pratique d’activités physiques, peuvent être considérés en tant qu’habiletés motrices, en regard de la définition que donne J. Adams de l’habileté motrice. Ils ont rapport à l’« apprentissage moteur » tel que J. Adams l’entend. L’apprentissage de l’arbitrage en basket-ball ne paraît pas relever de l’acquisition d’habiletés motrices. En revanche, l’apprentissage de la façon de prendre un départ en sprint correspond à l’acquisition d’une habileté motrice. On peut envisager, alors, que la revue que fait J. Adams quant à l’apprentissage, la rétention et le transfert des habiletés motrices est de nature à intéresser l’apprentissage qui a cours en EPS.
Notes
867.

Develay (M.), Op. Cit., p. 52

868.

Develay (M.), Préface, in : Rey (B.), Op. Cit., p. 11

869.

Parlebas (P.), Op. Cit., p. 8

870.

Ibid., p. 9

871.

Parlebas (P.), Dugas (E.), Op. Cit., p. 41

872.

Parlebas (P.), Op. Cit., p. 9

L’auteur fait référence à :

Laulhé (L.M.), Les cahiers techniques de l’éducation physique, n° 3, juillet 1934, p. 239

873.

Bayer (C.), Op. Cit., p. 17

L’auteur fait référence à :

Ryan (M.), Discussion sur le saut à la perche, Revue L’Athlétisme, n° 85, mai-juin 1961, p. 14

874.

Parlebas (P.), Op. Cit., p. 9

875.

Durand (M.), Entretien avec Marc Durand, in : Association des enseignants EPS, Actes de l’université d’été EPS 1993, AEEPS / Université Aix-Marseille II, 1993, p. 102

876.

Durand (M.), Op. Cit., pp. 102-103

877.

Ibid., p. 103

878.

Parlebas (P.), Dugas (E.), Op. Cit., p. 41

879.

Ibid., p. 41

880.

Durand (M.), Op. Cit., p. 103

881.

Adams (J.A.), Revue historique et critique de la recherche sur l’apprentissage, la rétention et le transfert des habiletés motrices, Dossiers EPS, n° 13, 1987, 54 p.

882.

Adams (J.A.), Op. Cit., p. 8

883.

Ibid., pp. 8-9

884.

Arnaud (P.), La didactique de l’éducation physique, in : Arnaud (P.), Broyer (G.), Psychopédagogie des APS, Toulouse : Privat, 1985, p. 252