2.2.3 Des interprétations et des théories de référence hétérogènes

Pour une pédagogie permettant de prendre conscience des principes de réalisation ?
Une nouvelle confrontation des expérimentations considérées apparaît à opérer. Elle a trait à la manière dont les expérimentateurs conçoivent le problème du transfert. Un premier aspect de cette mise en regard porte ainsi sur la question de l’intervention pédagogique. J. Vivès s’y est intéressé dans un article précédant celui en lequel il rend compte de son expérimentation ; il se réfère de fait à celui-ci, en celui-là. Il estime que l’enseignant doit ‘« instruire l’élève du principe qui fait la fécondité de l’exercice [...] montrer à quoi il répond et à quelles autres situations il peut répondre’ »951. Ces propos sont cohérents avec ceux qu’il tient en compagnie de P. Parlebas : ‘« les possibilités d’adaptation [...] peuvent être renforcées et élargies par une pédagogie signifiante qui [...] est orientée vers une prise de conscience générale des conduites motrices ’»952. J.-P. Famose annonce, lui : « ‘Nous pensons que [...] les possibilités d’adaptation [...] peuvent être élargies par une pédagogie orientée vers une prise de conscience des principes de réalisation.’ »953 M. Dubois et P. Godin, enfin, indiquent : ‘« De nombreux auteurs considèrent la prise de conscience des modalités de l’action comme l’élément essentiel d’acquisition des structures opératoires [...] Il s’agit donc de susciter chez l’élève, cette forme d’attention sur les moyens qu’il met en oeuvre pour résoudre la tâche, d’orienter son effort d’analyse sur le déroulement même de son action et l’amener aussi à expliciter ses choix. ’»954 Ils font alors notamment référence à ce qu’indiquent P. Parlebas et J. Vivès dans leur plan expérimental.

Des dissensions quant à la caractérisation de l’intervention pédagogique
Le consensus semble se faire quant à l’importance d’une pédagogie favorisant la prise de conscience de principes permettant des réalisations efficaces. Les résultats qu’obtient J.-P. Famose quant à cette pédagogie lui apparaissent cependant relativement décevants. Il annonce dès lors que ‘« La pédagogie explicative renferme tous les éléments de la pédagogie dogmatique et n’en diffère que par ce qu’elle a en plus : la prise de conscience des principes d’exécution. »’ 955 Il considère ainsi que ce sont les éléments de la pédagogie « dogmatique » qui prédominent au début de l’apprentissage. P. Parlebas et J. Vivès jugent, eux, que J.-P. Famose a essentiellement mis en place, en son expérimentation, une pédagogie « signifiante ». Ils indiquent en effet, en avant propos de son compte rendu : ‘« Une pédagogie signifiante n’est pas nécessairement une pédagogie verbale “explicative”. Le soin avec lequel J.-P. Famose a composé ses parcours, l’attention qu’il a portée à l’aménagement des obstacles [...] sont tels qu’à vrai dire l’ensemble se dispense presque d’explication. [...] Ce qui compte finalement dans une pédagogie signifiante, c’est donc l’organisation de la situation pédagogique dont l’intervention verbale n’est qu’un des facteurs, qui peut d’ailleurs comme dans ce cas particulier ne posséder qu’une importance mineure. ’»956 Ils interprètent alors les résultats qu’a obtenus J.-P. Famose à l’inverse de celui-ci. Il est à noter, par ailleurs, que ce que M. Dubois et P. Godin entendent par « découverte guidée » leur est propre957. Ce qui invite à relativiser la convergence de leurs interprétations avec celles de J.-P. Famose ainsi qu’à les opposer à celles de P. Parlebas et J. Vivès (Tableau 26).

Tableau n°26 : Des conceptions différentes quant à une pédagogie qui n’est pas de type dogmatique
La pédagogie « orientée vers une prise de conscience des principes de réalisation »,
selon J.P. Famose
« Un exemple simple fera mieux comprendre quelle est la différence existant entre les deux procédés pédagogiques.
A propos d’un saut simple effectué par-dessus un obstacle, la pédagogie dogmatique consistera à démontrer à l’élève quel est le meilleur type de franchissement, à le renforcer par “Bien” ou “Mal” lors des différents essais réalisés, et à lui citer en exemple les camarades qui effectuent un franchissement correct.
A propos de ce même saut, l’autre pédagogie, en plus des procédés cités précédemment, visera à faire sentir à l’élève quel peut être le rôle des bras et de la jambe libre lors de l’appel, celui de la position du tronc, du bassin, etc. tout en lui fournissant les explications techniques et mécaniques favorisant une meilleure compréhension des principes de la réalisation motrice optimale. »
La pédagogie de la « découverte guidée »,
selon M. Dubois et P. Godin
« Le modèle “explicatif” ou “guidé”
[...]
Application concrète
Chaque obstacle est montré, expliqué analytiquement puis globalement. L’objet de l’apprentissage est unique : c’est apprendre à se conformer aux modèles de franchissements, de sauts... (exemple : saut sur le plinth battue sur les avant-pieds, genoux légèrement fléchis). Les aides pédagogiques viseront à utiliser le renforcement de type “bien”, “mal” et le “feed-back” technique (exemple : ton tronc n’est pas assez penché vers l’avant, appui sur le plinth sur une main, pas sur les deux !...) »
« Le modèle découverte “guidée”
[...]
Application concrète
Dans un premier temps les élèves sont invités à rechercher plusieurs formes différentes de franchissements, d’enchaînements. Ensuite, nous avons provoqué l’observation entre les différentes solutions et proposé de les essayer [...] la priorité est accordée aux échanges entre élèves. Dans une seconde phase, uniquement par l’intermédiaire de questions, nous amenons l’élève à déterminer la forme globale privilégiée de réalisation du parcours, c’est-à-dire celle qui pour lui, répond le mieux au critère d’efficacité : le gain de temps. Enfin nous attirons son attention, selon le même procédé didactique, sur certains aspects particuliers de son action. (Exemples : pourquoi marques-tu un temps d’arrêt à la réception après le franchissement de la poutre : est-ce ton placement des mains, la position de ton corps, lors de la chute, autre chose qui t’oblige à freiner ? Essaie... Prends-tu ta battue avant le plinth en déroulant les pieds ou les avant-pieds ? Essaie les deux solutions...) »
La pédagogie « signifiante »,
selon P. Parlebas et J. Vivès
« Une pédagogie signifiante n’est pas nécessairement une pédagogie verbale “explicative”. Le soin avec lequel J.P. Famose a composé ses parcours, l’attention qu’il a porté à l’aménagement des obstacles en fonction des hypothèses sont tels qu’à vrai dire l’ensemble se dispense presque d’explications. Ce sont des parcours-problèmes composés d’obstacles-problèmes qui induisent par leur réalité même certains types de réponse. Une pédagogie de la compréhension est d’abord une pédagogie de l’interrogation motrice. Et les parcours de J.P. Famose sont une suite d’interrogations qui appellent d’elles-mêmes la recherche de solutions dans l’actualisation de conduites motrices. Ce qui compte finalement dans une pédagogie signifiante, c’est donc l’organisation de la situation pédagogique dont l’intervention n’est qu’un des facteurs, qui peut d’ailleurs comme dans ce cas particulier, ne posséder qu’une importance mineure. »

Pour une mise en regard des présupposés théoriques quant aux modes de pratique
Ainsi les points de vue quant à l’intervention de l’enseignant ne sont-ils similaires qu’en apparence. Il n’est en effet pas de consensus quant aux attributs respectifs d’une pédagogie « dogmatique » et d’une pédagogie qui ne l’est pas. Ce qui conduit à des interprétations divergentes des résultats expérimentaux considérés. Les expérimentateurs donnent en outre leurs présupposés concernant les modes de pratique de l’activité physique. C’est ainsi que les résultats de J.-P. Famose lui apparaissent accréditer ses « hypothèses théoriques » relatives à « la nature des tâches à effectuer ». L’une a trait au transfert par similitude des tâches, à propos de laquelle il indique : ‘« On sait que cette théorie repose sur le processus de généralisation de Pavlov. Il a été démontré qu’un stimulus semblable à un stimulus donné, tend à évoquer la réponse associée par apprentissage préalable à ce dernier. »958 ’ Une autre concerne l’addition des effets de transfert : ‘« D’après les théories de Hull, si une réponse a été conditionnée à deux stimuli distincts du même continuum (en admettant que la distance entre eux ne soit pas trop grande), les tendances à la généralisation de la réponse à un stimulus intermédiaire s’additionneront pour provoquer une réaction plus puissante que celle fournie par chacun des stimuli conditionnés séparément. ’» Les autres auteurs reprennent-ils à leur compte ces fondements théoriques ?

La manière de théoriser le transfert comme source de dissensions ?
P. Parlebas et J. Vivès se montrent réservés quant aux « hypothèses théoriques » de J.-P. Famose. Ils annoncent : « ‘Pour notre part, nous serions peut-être moins enclins que J.-P. Famose à reprendre les thèses des chercheurs de l’école russe tel Pavlov, ou celles des chercheurs de l’école américaine tel Hull. Ces deux courants semblent tendre vers une réduction de la motricité à des phénomènes de sommation et d’association. Nous hésiterions à parler de “sommation des processus de généralisation” »’ 959. Le point de vue qu’ils émettent dans l’écrit rapportant leur plan expérimental est en effet autre. Selon eux, l’adaptabilité ‘« reposerait [...] sur un transfert de principes, un transfert d’attitudes »’ 960. Pour ce qui est de l’apprentissage de parcours variés, ils indiquent : ‘« Le sujet reste en éveil et il doit continuellement prendre conscience des situations-problèmes posées par chaque parcours. Il apprend à changer, il apprend à apprendre. Cette provocation incessante à des ajustements nouveaux développe ses possibilités d’adaptation, son adaptabilité psychomotrice. ’» J.-P. Famose, cependant, envisage l’éventualité qu’une « ‘prise de conscience des principes de réalisation » favorise le transfert’ 961. Il est alors question de l’influence d’une « formalisation verbale » sur le transfert. Alors que P. Parlebas et J. Vivès l’envisagent principalement comme manifestation d’une « compréhension agie »962. Est-il possible de statuer quant à ces dissensions au regard des indications fournies par les auteurs des autres écrits examinés ?

Des regards divergents quant à la question du transfert
Les résultats expérimentaux de P. Giraud et P. Cassard sont cohérents avec ceux de J.-P. Famose. Il s’avère néanmoins qu’ils envisagent différemment de celui-ci les fondements théoriques du transfert. Ils retiennent en effet exclusivement « l’hypothèse qui explique le transfert par l’assimilation mentale »963. Ils se réclament de J. Piaget pour signifier ‘qu’« il y a transfert dès qu’il y a assimilation généralisatrice »’ 964. Leur point de vue quant au transfert se démarque par ailleurs de celui de P. Parlebas et J. Vivès. P. Giraud et P. Cassard annoncent en effet : ‘« Le transfert général semble être le fruit des leçons que l’on tire des exemples (par une attitude réflexive active) et non pas des résultats. Tout apprentissage est en conséquence beaucoup plus un antécédent qu’une cause de transfert. »’ Il procède alors selon eux plus de la compréhension que de l’action. M. Godin et P. Dubois considèrent quant à eux que le transfert est fonction de « l’apprentissage de “structures opératoires” »965. Il appelle, selon eux, une verbalisation par l’élève dont procède une « différenciation perceptive »966. Or, les autres expérimentateurs n’en font pas même mention. P. Parlebas et E. Dugas s’intéressent pour leur part à l’influence des attributs des activités physiques en jeu au plan du transfert. Ce dernier leur apparaît dès lors comme fonction des types de « principes d’action » que mettent à l’oeuvre les activités physiques pratiquées967. Ils l’envisagent ainsi au regard des « domaines d’action motrice » auxquels appartiennent ces activités968. Certaines actualisant des « principes d’action psychomoteurs », d’autres, des « principes d’action sociomoteurs ».

La difficulté à statuer quant aux dissensions afférentes à la manière de théoriser le transfert
Il apparaît ainsi difficile de trancher quant à la manière de théoriser le transfert à la lumière des expérimentations examinées. Différentes théories explicatives du phénomène sont avancées ou suggérées ; son approche est, en outre, envisagée de façons diverses. Il est aussi des points de vue divergents quant aux modalités pédagogiques favorisant le transfert. Si bien que les résultats d’expérience rapportés suscitent essentiellement le questionnement quant au transfert (Tableau 27). Ils procèdent de travaux dont la publication se situe généralement dans la foulée de celle des recherches conduites dans le domaine de l’apprentissage moteur. Ils signifient cependant une réflexion quant au transfert qui a sa singularité. Elle ambitionne en effet la spécification d’un enseignement de l’EPS qui serait de nature à favoriser le transfert. Les regards portés sur la question du transfert qu’elle suscite ne se réduisent pas à ceux qui valent ou ont eu cours dans la recherche en apprentissage moteur. Le déclin de l’intérêt porté au transfert en ce domaine peut contribuer à expliquer cette constatation. Il est possible, aussi, que le faible nombre d’expérimentations relatives au transfert et à l’EPS dont la Revue EPS se fait l’écho en soit une conséquence. Ces observations, en tout état de cause, conduisent à s’enquérir plus avant de la réflexion au transfert dans le cas de l’EPS. Elles invitent en effet à la considérer dans sa singularité pour spécifier les arcanes du problème du transfert dans le cas particulier de l’EPS.

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Tableau n°27 : Les différents regards portés sur la question du transfert au plan des comptes rendus d’expérience relatifs au transfert publiés dans la Revue EPS
Notes
951.

Vivès (J.), Considérations sur la manière d’enseigner, Revue EPS, n° 41, juillet 1958 , p. 4

952.

Parlebas (P.), Vivès (J.), Op. Cit., p. 20

953.

Famose (J.-P.), Op. Cit., p. 15

954.

Dubois (M.), Godin (P.), Op. Cit., pp. 69-70

955.

Famose (J.-P.), Op. Cit., p. 20

956.

Ibid., p. 14

957.

Dubois (M.), Godin (P.), Op. Cit., p. 70

958.

Famose (J.-P.), Op. Cit., p. 15

959.

Ibid., p. 14

960.

Parlebas (P.), Vivès (J.), Op. Cit., p. 20

961.

Famose (J.-P.), Op. Cit., p. 15

962.

Parlebas (P.), Vivès (J.), Op. Cit., p. 21

963.

Giraud (P.), Cassard (P.), Op. Cit., p. 170

964.

Ibid., p. 171

965.

Dubois (M.), Godin (P.), Op. Cit., p. 68

966.

Ibid., pp. 69-70

967.

Parlebas (P.), Dugas (E.), Op. Cit., p. 45

968.

Ibid., p. 45