2.1.2 La pertinence de l’option des « didacticiens »

Des travaux effectués dans les didactiques, qui accréditent la thèse des «  didacticiens  »
P. Meirieu et M. Develay, envisageant la pertinence du point de vue des « didacticiens », indiquent d’emblée : « ‘Et, il semble bien, en effet, que les travaux effectués dans les didactiques depuis une vingtaine d’années confirment cette position’ »1273. Ils illustrent alors leur propos en rendant compte d’expérimentations qui accréditent la thèse des « didacticiens ». L’une d’elles concerne un exercice traditionnel en français, la contraction de texte : « ‘Une expérimentation portant sur ce thème et concernant des élèves de quatrième de collège nous a, en effet, montré qu’il ne pouvait être question de construire avec des élèves une sorte de “capacité générale à contracter des textes”, capacité qui s’appliquerait ensuite mécaniquement à tous les types de textes. » Ils observent : « Certes, [...] il y a bien des “micro-expertises” qui peuvent être réutilisées (la pronominalisation, le repérage des mots-outils, la substitution de synonymes, etc.’ ) ». Ils notent cependant que les compétences requises pour contracter un texte sont fortement fonction du type de texte concerné. Le second exemple donné concerne le cas d’un élève sur lequel M. Develay a travaillé1274. Cet élève s’est trouvé confronté à un type d’exercices dont la réalisation requiert une opération cognitive formalisée en mathématiques sous le nom de transitivité. Or, il réussit ceux relatifs à la biologie portant sur les relations alimentaires et pas ceux posés en français et en mathématiques. P. Meirieu et M. Develay interprètent les résultats obtenus en ces termes : ‘« Il existe donc une sorte d’“adhérence” qui caractérise le rapport d’un individu donné avec certains savoirs, une “adhérence” qui interdit de décréter l’absence d’influence des contenus sur l’accès aux opérations mentales. » ’

Des références à la psychologie cognitive qui accréditent la thèse des «  didacticiens  »
J.-P. Astolfi et S. Laurent indiquent quant à eux : ‘« Sans nous en rendre compte, nous sommes facilement “héritiers” d’une sorte de vulgate des thèses de Piaget lequel postulait l’usage de structures intellectuelles communes (de schèmes) dans une diversité de situations : pour lui, les invariants structurels pouvaient être les mêmes [...] au-delà d’une diversité d’“habillages” et de signifiants. ’»1275 Ainsi peut-on être surpris de constater qu’un élève ne réussit qu’un exercice sur trois à requérir la maîtrise de la relation de transitivité. J.-P. Astolfi et S. Laurent ajoutent néanmoins : « ‘La psychologie cognitive d’aujourd’hui est beaucoup plus réservée, et nous incite à y regarder de plus près en matière de transfert. » Ils évoquent alors un article en lequel P. Mendelsohn « compare [...] l’activité d’un chauffeur de taxi d’Amsterdam dans sa ville natale avec ce qu’il doit transférer s’il vient s’installer à Paris’ » : ils concluent que le transfert n’est ni immédiat, ni intégral. P. Mendelsohn annonce, en effet, quant à lui : « ‘En terme de transfert d’apprentissage, la représentation spatiale probablement parfaite de sa ville d’origine n’a que peu de chance de lui être utile dans son nouvel univers. [...] On peut supposer, par contre, que ses connaissances sur l’organisation et les règles de circulation dans les grandes villes lui permettent de faire des progrès plus rapides qu’un novice en conduite urbaine dans la même situation. »1276

La mise en question de l’idée d’une structure logico-mathématique unique et transversale
B. Rey discourt, lui aussi, quant à la théorie de J. Piaget, avant d’en venir à réfléchir explicitement au transfert. Il insiste principalement sur le problème des décalages : J. Piaget a découvert que la conservation de la substance s’établit avant celle de poids qui, elle-même, se met en place avant celle de volume. Il observe dès lors : « ‘Ce “décalage si curieux” [...], comme dit Piaget, remet en cause l’idée même d’une structure transversale s’étendant, à un âge donné, à l’ensemble du champ cognitif. ’»1277 B. Rey signifie que J. Piaget maintient néanmoins l’idée d’une structure unique et transversale : « ‘dans certains domaines, ses effets seraient contrariés et différés par l’influence de données subjectives qui leur seraient spécifiques’ ». B. Rey mentionne ensuite l’un des problèmes que le propos de J. Piaget n’explique pas de façon satisfaisante : d’après les observations de celui-là, le conflit entre les données perceptives et la structure logique se passe différemment selon qu’il s’agit de la substance ou du poids. B. Rey annonce alors : « ‘La structure opératoire générale pourrait bien n’être qu’artefact ou, si l’on préfère, une hypothèse totalisante par laquelle, après coup, des théoriciens projettent un isomorphisme sur des activités tout à fait distinctes en lesquelles les enfants acquièrent séparément des compétences spécifiques.’ »1278

Transfert et résolution de problèmes : identité de structure et traits de surface
B. Rey s’intéresse ensuite au transfert proprement dit. Il envisage la question au regard des études psychologiques concernant l’analogie dans la résolution de problèmes. Elles lui fournissent des indications cohérentes avec son analyse de la question d’une structure logico-mathématique générale : « ‘Le fait massif qui apparaît à la lecture de ces études, c’est que le transfert ne se produit que rarement. Des problèmes comportant la même structure logique et dont on pourrait penser qu’ils engagent les mêmes opérations mentales sont inégalement réussis par un même individu, ou par des individus différents mais censés détenir les mêmes capacités’ . »1279 B. Rey observe, en outre, que l’analogie opère souvent sans porter sur les traits pertinents communs à deux problèmes : l’analogie retenue le plus fréquemment par les sujets concerne des données de surface.1280 Il souligne cette remarque en citant J.-F. Richard : « ‘On observe des effets de transfert analogique apparemment incoercibles entre des situations qui sont de structure complètement différente mais qui ont beaucoup de traits particuliers communs’ »1281. B. Rey fait en outre référence à P. Mendelsohn pour indiquer « ‘que l’importance de certains traits de similarité de surface a un effet plus efficace sur le déclenchement d’une réponse appropriée qu’une similarité de structure’ »1282. Ainsi constate-t-il que le fait de savoir résoudre un problème autorise rarement à pouvoir en résoudre un nouveau grâce au repérage d’une similarité de structure.

La question du transfert, du point de vue de la mise en regard expert / débutant
B. Rey note que ce repérage doit faire l’objet d’une analyse, c’est-à-dire d’un processus mental conscient et volontaire. Il se réfère à A. Nguyen-Xuan pour indiquer qu’« ‘Une telle analyse ne se produit que dans des conditions tout à fait particulières [...] qui se ramènent à deux’ ». D’une part, lorsqu’on annonce au sujet que le premier problème peut l’aider à résoudre le second. D’autre part, quand le sujet doit résoudre à la suite une série de problèmes de même structure. B. Rey ajoute qu’il en va, selon J.-F. Richard, d’une orientation de l’attention du sujet « ‘sur le processus qui conduit à la solution plutôt que sur la situation elle-même ’»1283. Ainsi signifie-t-il, se référant encore à J.-F. Richard, que l’analogie peut opérer de façon pertinente s’il y a « ‘reconnaissance que le processus de solution mis en oeuvre pour résoudre le problème est le même que pour une classe connue de problèmes’ ». Or, rappelle B. Rey, cette reconnaissance, qui ne se produit pas d’emblée, exige une attitude mentale qui ne se met pas non plus en place d’elle-même. Il précise que « ‘cette attitude mentale est celle d’une prise de conscience ou, si l’on veut, de métacognition », avant que d’annoncer : « [...] le transfert exige la métacognition que le débutant a du mal à réaliser parce qu’elle est coûteuse en mémoire de travail. Quant à l’expert, qui aurait la possibilité de la pratiquer, il n’en use pas, comme s’il ne reconnaissait pas la structure commune à plusieurs problèmes, mais disposait pour chacun d’une procédure efficace spécifique et automatisée.’ »

Question du transfert, mémoire de travail et cas de l’expert
Concernant la mémoire de travail, B. Rey se réfère à P. Mendelsohn pour indiquer : ‘« l’identité structurale entre deux problèmes n’est admise qu’à partir du moment où la mémoire de travail est libérée de la gestion des informations contextuelles propres à chaque version de la tâche ’»1284. Ainsi la reconnaissance d’une structure logique et son usage sont-ils subordonnés à d’autres connaissances plus élémentaires1285. Il est, parmi celles-ci, des connaissances propres à la singularité d’une situation. B. Rey reprend l’exemple de P. Mendelsohn concernant un chauffeur de taxi d’Amsterdam qui aurait à exercer à Paris : son expérience d’Amsterdam ne peut lui suffire à exploiter, à Paris, sa connaissance sur l’organisation et les règles de circulation dans les grandes villes1286. Il est, en outre, des compétences qui concernent la maîtrise des supports de représentation des connaissances1287. Il s’agit du code linguistique, des codes scripturaux, des systèmes de signaux, des systèmes de règles dont la maîtrise autorise la mise en oeuvre d’une capacité logique. Dès lors, peut-on penser, l’expert, qui maîtrise ces connaissances élémentaires, use de procédures de solution propres à une classe de problèmes. Or, B. Rey indique que les opérations mentales relatives à la reconnaissance d’une identité de structure sont très coûteuses : « ‘il semble bien que, tout en étant la condition d’un transfert de structure, elles soient paradoxalement évitées par les experts’ »1288. Selon C. Georges et J.-F. Richard en effet, annonce-t-il, les experts disposent de « ‘procédures très automatisées [...] valables pour les problèmes qu’ils traitent, et qui pour une large part échappent au contrôle conscient ’»1289. Sa lecture d’un article de E. Cauzinille-Marmèche et J. Mathieu vient apporter un crédit supplémentaire à son analyse1290.

Question du transfert, structure et procédure
Ainsi, l’idée de transfert comme exercice d’une capacité qui serait indépendante des contextes en lesquels elle a été acquise semble-t-elle compromise. B. Rey souligne cependant que lorsqu’on parle de problèmes isomorphes en psychologie cognitive, on n’envisage pas seulement le principe logique à l’oeuvre : l’aspect du problème qui est pris en compte est la procédure1291. Il fait alors référence à C. Bastien pour annoncer : « ‘Deux problèmes sont dits isomorphes si la suite de changements qui amène leur résolution est strictement la même, c’est-à-dire qu’on peut mettre les changements en correspondance bijective »’ 1292. B. Rey remarque qu’il n’est dès lors plus question d’une forme mentale commune à un grand nombre de tâches : il s’agit de la série particulière d’opérations mentales propre au petit nombre de tâches isomorphes. Or, son examen des travaux de C. Bastien relatifs à cet isomorphisme le conduit à signifier : « ‘[...] ce n’est pas parce que deux problèmes relèvent de la même opération logique qu’ils requièrent la même procédure et ce n’est pas non plus parce que deux problèmes requièrent la même procédure qu’un enfant y mettra en oeuvre la même stratégie. Ainsi tout problème constitue un réseau de difficultés et exige par conséquent toujours une compétence complexe qui lui est spécifique. ’»1293Il en vient alors à statuer en ces termes : « ‘Certes, tout problème peut comporter une structure logique, mais, surtout, il comporte un réseau complexe de savoir-faire spécifiques. Il serait plus juste dès lors de parler, pour chaque problème, d’une compétence qui lui est propre et qui comporte [...] plusieurs [...] micro-expertises. »1294

Notes
1273.

Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 153

1274.

Ibid., pp. 153-154

Les auteurs font référence à :

Develay (M.), De l’apprentissage à l’enseignement, Paris : ESF éditeur, collection : Pédagogies 1992, pp. 136-138

1275.

Astolfi (J.-P.), Laurent (S.), Op. Cit., p. 80

1276.

Mendelsohn (P.), La notion de transfert d’apprentissage en psychologie cognitive, Cahiers Pédagogiques, n° 281, février 1990, p. 24

1277.

Rey (B.), Op. Cit., p. 76

L’auteur fait référence à :

Piaget (J.), Inhelder (B.), Le développement des quantités chez l’enfant, Conservation et atomisme, Neuchâtel, Paris : Delachaux et Niestlé, 1941, p. 33

1278.

Rey (B.), Op. Cit., p. 77

1279.

Ibid., p. 78

L’auteur illustre son propos en rapportant trois expérimentations qu’il emprunte à :

Bastien (C.), Schèmes et stratégies dans l’activité cognitive de l’enfant, Paris : PUF, collection : Psychologie d’aujourd’hui, 1987, p. 10, 182

Dumont (B.), L’influence du décor et du langage dans les épreuves de type logique portant apparemment sur l’implication, Educational Studies in Mathematics, vol. 13, n° 13, novembre 1982, pp. 409-429

Richard (J.-F.), Les activités mentales, Comprendre, raisonner, trouver des solutions, Paris : Armand Colin, collection : U, série : Psychologie, 1990, p. 150

1280.

Rey (B.), Op. Cit., p. 83

L’auteur illustre son propos en rapportant trois expérimentations qu’il emprunte à :

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 155

Nguyen-Xuan (A.), Le raisonnement par analogie, in : Richard (J.-F.), Bonnet (C.), Ghiglione (R.), Traité de psychologie cognitive, T. II : Le traitement de l’information symbolique, Paris : Dunod, 1990, p. 152

1281.

Rey (B.), Op. Cit., p. 83

L’auteur fait référence à :

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 156

1282.

Rey (B.), Op. Cit., p. 85

L’auteur fait référence à :

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 24

1283.

Rey (B.), Op. Cit., p. 86

L’auteur fait référence à :

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 162

1284.

Rey (B.), Op. Cit., pp. 87-88

L’auteur fait référence à :

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 25

1285.

Rey (B.), Op. Cit., p. 86

1286.

Ibid., p. 87

L’auteur fait référence à :

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 24

1287.

Rey (B.), Op. Cit., p. 87

L’auteur fait référence à :

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 23

1288.

Rey (B.), Op. Cit., p. 86

1289.

Ibid., p. 86

L’auteur fait référence à :

Georges (C.), Richard (J.-F.), Contribution récente de la psychologie de l’apprentissage à la pédagogie, Revue Française de Pédagogie, n° 58, janvier-février-mars 1982, pp. 84-85

1290.

Rey (B.), Op. Cit., p. 88

L’auteur fait référence à :

Cauzinille-Marmèche (E.), Mathieu (J.), Adapter les interventions tutorielles au modèle cognitif de l’étudiant, in : Caverni (J-P.), Bastien (C.), Mendelsohn (P.), Tiberghien (G.), Psychologie cognitive, modèles et méthodes, Grenoble : PUG, collection : Sciences et technologies de la connaissance, 1991, p. 177

1291.

Rey (B.), Op. Cit., p. 91

1292.

Ibid., p. 91

L’auteur fait référence à :

Bastien (C.), Op. Cit., p. 30

1293.

Rey (B.), Op. Cit., p. 93

1294.

Ibid., p. 94