2.2.2 La question de la comparaison entre experts et débutants

Au regard de la comparaison entre expert et débutant
Les propos de E. Cauzinille-Marmèche, comme ceux de P. Mendelsohn, accréditent la première partie de l’analyse de B. Rey. Il est, en outre, un second temps dans la réflexion de B. Rey, qui concerne la mise en regard entre novice et expert. Le premier aurait du mal à réaliser la métacognition, coûteuse en mémoire de travail, qu’exige le transfert ; le second ne la pratiquerait pas : bien qu’ayant la possibilité de le faire, il emploierait pour chaque problème une procédure efficace spécifique et automatisée. L’expert serait ainsi non pas celui qui sait généraliser une structure mais celui qui dispose de nombre de procédures spécifiques automatisées. E. Cauzinille-Marmèche annonce pourtant, dans son écrit qui a paru en 1991, que les sujets relativement experts « ‘peuvent accéder aux situations analogues y compris quand celles-ci ne partagent pas (ou peu) de traits de surface avec le nouveau problème à résoudre’ . »1323 P. Mendelsohn, quant à lui, indique, dans son article sorti en 1996 : « ‘Des études montrent que la capacité à transférer est inégalement répartie dans la population. Brown et Campione [...] ont pu montrer que les sujets qui transfèrent le mieux sont ceux qui se distinguent par des aptitudes considérées classiquement comme relevant de la métacognition’ . »1324 Ces indications semblent de nature à mettre en question le raisonnement de B. Rey. Qu’en est-il ?

La question des aptitudes du sujet à la métacognition au regard de celle du transfert
L’observation de P. Mendelsohn invite à s’interroger quant à la possibilité d’aider le sujet à mettre en place une attitude favorable au raisonnement analogique. E. Cauzinille-Marmèche rapporte, dans son article publié en 1991, les résultats d’une expérimentation conduite par A.L. Brown et M.J. Kane ; ils indiquent qu’il est possible d’inciter les sujets à rechercher des analogies1325. Elle annonce cependant : « ‘Ces seules données ne peuvent suffire à affirmer que les sujets ont appris à rechercher des analogies (les sujets ont pu simplement s’approprier la structure de la tâche)’ ». Précisant qu’il est question d’un aspect du problème général de l’apprendre à apprendre, elle indique : « ‘jusqu’alors cette question a reçu peu de réponses expérimentales convaincantes’ ». P. Mendelsohn se montre, pour sa part, circonspect quant à la relation observée entre la capacité à transférer et le niveau d’aptitude à la métacognition : « ‘Les “transféreurs” contrôlent-ils mieux leurs actions parce qu’ils ont appris à bien transférer ? Ou est-ce leur aptitude à planifier qui détermine leurs bons résultats en situation de transfert ? Si on accepte la deuxième hypothèse [...] peut-on imaginer qu’il soit possible d’apprendre à planifier, en général, indépendamment d’un domaine bien délimité ? [...] Ce phénomène n’a malheureusement jamais pu être prouvé »1326.’

Le poids des connaissances expertes quant à un domaine d’expertise particulier
E. Cauzinille-Marmèche se réfère, par ailleurs, dans son article sorti en 1997, aux travaux princeps portant sur la comparaison entre novices et experts. Ces travaux concernent le jeu d’échecs : l’un a été publié en 1967 et émane de A.D. De Groot, l’autre, a paru en 1973 et a été produit par W.G. Chase et H.G. Simon. E. Cauzinille-Marmèche annonce qu’ils ont « ‘définitivement mis en évidence le rôle déterminant des connaissances spécifiques au domaine de connaissance concerné’ »1327. Ces résultats ne semblent dès lors pas de nature à mettre en question le raisonnement qu’a exposé B. Rey. E. Cauzinille-Marmèche s’intéresse aussi aux recherches qui se sont développées à la suite de ces travaux1328. Elle rapporte un compte rendu d’expérimentation, publié en 1982, qui émane de M.T. Chi, R. Glaser et E. Rees : il est question d’une étude relative à la catégorisation de problèmes concernant le domaine de la mécanique. Elle indique : « ‘Les novices regroupent les problèmes selon leurs traits de surface [...] Les experts au contraire regroupent les problèmes selon les principes physiques en jeu [...] De plus, alors que les novices sont incapables de réaliser ensuite ni une partition plus fine que leur partition initiale [...], ni une partition plus grossière, les experts, eux, sont à même de réaliser ces deux types de partitions. Il est alors remarquable de constater que la partition plus fine qu’ils réalisent ressemble à la partition initiale des novices’ »1329. Les experts apparaissent ainsi pouvoir prendre appui sur plusieurs plans de représentation, concernant les traits de surface, les traits de structure, les principes en jeu. La conclusion de E. Cauzinille-Marmèche semble contradictoire avec le propos de B. Rey : « ‘C’est cette “navigation” possible entre différents plans de représentation qui constituerait l’une des caractéristiques majeures de l’expertise. »1330

Le cas de l’expert et la question des registres de connaissancesainsi que de leurs interrelations
Elle considère de fait qu’il est désormais bien admis et étayé que le novice dispose de deux types de connaissances1331. Il s’agit, d’une part, de connaissances très contextualisées ; l’auteur précise que « ‘ce sont en quelque sorte des connaissances “encapsulées” : traits de surface et traits de structure sont liés sans être véritablement dissociés ou interprétés »’. Il est question, d’autre part, de règles générales, principes et théorèmes ; E. Cauzinille-Marmèche signifie que le novice en ignore le domaine de validité et ne sait en user en situation. Elle en vient alors au cas de l’expert : « ‘Devenir plus expert dans un domaine de connaissances donné [...] consiste à relier les différentes pièces de ce puzzle des connaissances, en préservant certaines situations prototypiques [...] mais en les reliant aussi aux principes organisateurs du domaine de façon à garantir une utilisation optimale des connaissances, du moins lorsque le problème posé [...] n’exige pas la mise en oeuvre de procédures entièrement nouvelles. ’» Elle ajoute que l’analyse structurelle des situations, en relation avec les concepts du domaine, est nécessaire lorsque le nouveau problème à résoudre ne peut être assimilé à un problème prototypique connu. Ainsi, selon elle, ‘« L’expertise consisterait alors à disposer de différents registres de connaissances reliés les uns aux autres. »’ Elle en vient dès lors à avancer que ces différents registres ‘« permettraient de mobiliser, selon le caractère plus ou moins familier du problème à résoudre, deux types de raisonnement très contrastés, même s’ils peuvent coopérer pour la résolution de problèmes : le raisonnement analogique, ou raisonnement à partir de cas, et l’instanciation de schéma. »’ 1332

Au regard des trois niveaux d’organisation qu’envisage P. Mendelsohn
Son propos semble, en outre, cohérent avec celui que tient P. Mendelsohn dans son article sorti en 1990. Celui-ci envisage en effet trois niveaux d’organisation et précise que « 

‘la notion de transfert n’a pas le même sens pour chacun [...]

  • Au niveau le plus élémentaire, on trouve l’ensemble des compétences qui permettent à l’enfant de maîtriser le codage des informations. [...] On ne peut pas parler véritablement à ce niveau de transfert d’apprentissage, sauf à considérer que ces compétences sont utilisables dans des domaines extrêmement variés. [...]

  • À partir de ce code, nous pouvons construire des réseaux associatifs d’information qui de proche en proche deviennent ce que nous appelons des connaissances. Celles-ci sont en grande partie liées à notre expérience propre et ne sont transposables d’un domaine à l’autre que par analogie [...]

  • À un niveau supérieur, on trouve les stratégies qui sont des connaissances stockées sous forme de règles d’action. [...] Elles peuvent s’appliquer à toutes les situations qui possèdent les mêmes caractéristiques du point de vue du fonctionnement du sujet. »1333 L’auteur ajoute que les connaissances situées au niveau supérieur sont plus facilement formalisables et donc transposables. Il indique qu’elles ne permettent cependant pas de faire l’économie des connaissances plus élémentaires organisées en réseaux associatifs : il précise qu’elles sont « propres à l’histoire de chaque sujet et [...] ont un degré de “portabilité” limité aux analogies possibles entre les situations rencontrées ».

L’expert, au regard de l’«  instanciation de schéma  »
Ainsi, P. Mendelsohn, comme E. Cauzinille-Marmèche, envisage-t-il l’existence de deux niveaux de connaissances, en interrelation. Ces auteurs paraissent en outre s’accorder à considérer qu’il en va de la manière de raisonner du sujet. Tous deux signifient qu’il est un niveau de connaissance dont l’utilisation appelle un recours à l’analogie. On peut envisager, en outre, une correspondance entre : l’utilisation des connaissances que P. Mendelsohn dénomme « règles d’action » et ce que E. Cauzinille-Marmèche entend par « instanciation de schéma ». Ces deux auteurs concourent, de plus, à signifier qu’il est question d’un type de raisonnement susceptible d’interrelations avec le raisonnement analogique. P. Mendelsohn paraît enclin à penser que celui-ci ne peut faire l’économie de celui-là ; E. Cauzinille-Marmèche indique simplement qu’ils peuvent coopérer. On peut comprendre, dès lors, qu’elle s’intéresse particulièrement à l’« instanciation de schéma ». Elle émet de fait, dans son écrit publié en 1991, une hypothèse quant aux sujets relativement experts : ‘« On peut alors supposer que les situations de référence ont été élaborées de façon abstraite, le codage intégrant les caractéristiques nécessaires des situations. ’»1334 Elle signale que cette hypothèse est compatible avec les données expérimentales recueillies par plusieurs auteurs. Elle se réfère à M.L. Gick et K.J. Holyoak pour étayer son propos1335.

L’«  instanciation de schéma  » au regard de la résolution de problèmes et de l’analogie
E. Cauzinille-Marmèche donne ainsi à penser que l’expert, à la différence du novice, peut user de schémas généraux valant pour une classe de problèmes. Comment expliquer, dès lors, que B. Rey présente essentiellement l’expert comme celui qui use de procédures spécifiques et automatisées ? B. Rey considère que le phénomène qu’examine E. Cauzinille-Marmèche relève d’une condition particulière autorisant le repérage d’une identité de structure1336. Il reprend alors à son compte l’hypothèse de J.-F. Richard, selon laquelle il en va d’une centration de l’attention du sujet sur le processus conduisant à la solution1337. J.-F. Richard ajoute que ce processus d’apprentissage joue vraisemblablement un rôle important dans la construction des schémas de problèmes1338. Or, il différencie les activités d’exécution de celles de résolution de problèmes en ces termes : « ‘Nous dirons qu’on a affaire à une situation d’exécution quand la définition des actions nécessaires à la réalisation de la tâche ainsi que l’ordonnancement de ces actions, dans le temps, requièrent seulement des connaissances sur l’action stockées sous forme de schémas d’action en mémoire à long terme [...] On se trouve dans une situation de résolution de problème si n’existent pas en mémoire les connaissances nécessaires à l’élaboration d’une procédure acceptable »’ 1339. J.-F. Richard distingue, en outre, au plan de la compréhension, quatre processus de construction des représentations ; il compte parmi ceux-ci la « particularisation d’un schéma » et l’« interprétation par analogie »1340. Or, B. Rey s’intéresse essentiellement au transfert au plan de l’analogie dans la résolution de problèmes : on peut alors comprendre que, prenant à son compte le propos de J.-F. Richard, il ne développe guère la question au regard de l’« instanciation de schéma ».

Notes
1323.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 158

1324.

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 16

1325.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 162

L’auteur fait référence à :

Brown (A.L.), Kane (M.J.), Preschool children can learn to transfer : Learning to learn and learning from example, Cognitive Psychology, n° 20, 1988, pp. 493-523

1326.

Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 16

1327.

Cauzinille-Marmèche (E.), La résolution de problèmes, in : Lieury (A.), Op. Cit., p. 136

L’auteur fait référence à :

De Groot (A.D.), Thought and choice in Chess, The Hague, Mounton, 1965

Chase (W.G.), Simon (H.A.), Perception in Chess, Cognitive Psychology, n° 4, 1973, pp. 55-81

1328.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 138

L’auteur fait référence à :

Chi (M.T.), Feltovich (P.J.), Glaser (R.), Categorisation and Representation of Physics Problems by Experts and Novices, Cognitive Science, n° 5, 1981, pp. 121-152

Chi (M.T.), Glaser (R.), Rees (E.), Expertise in Problem Solving, in : Sternberg (R.J.), Advances in the Psychology of Human Intelligence, vol. 2, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1983

1329.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., pp. 141-142

1330.

Ibid., p. 143

1331.

Ibid., p. 134

1332.

Ibid., pp. 134-135

1333.

Mendelsohn (P.), La notion de transfert d’apprentissage en psychologie cognitive, Cahiers Pédagogiques, n° 281, février 1990, p. 25

1334.

Cauzinille-Marmèche (E.), Apprendre à utiliser ses connaissances pour la résolution de problèmes : analogie et transfert, Bulletin de psychologie, n° 399, Tome XLIV, janvier 1991, p. 158

1335.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 160

L’auteur fait référence à :

Gick (M.L.), Holyoak (K.J.), Analogical problem solving, Cognitive Psychology, n° 12, 1980, pp. 306-365

Gick (M.L.), Holyoak (K.J.), Schema induction and analogical transfer, Cognitive Psychology, n° 15, 1983, pp. 1-33

1336.

Rey (B.), Op. Cit., p. 85

1337.

Ibid., pp. 85-86

L’auteur fait référence à :

Richard (J.-F.), Les activités mentales, Comprendre, raisonner, trouver des solutions, Paris : Armand Colin, collection : U, 1990, p. 162

1338.

Richard (J.-F.), Les activités mentales, Comprendre, raisonner, trouver des solutions, Paris : Armand Colin, collection : U, 1998, p. 139

1339.

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 203

1340.

Ibid ., pp. 84-85, 85-96, 118-135