2.2.3 La question des « micro-expertises »

Au regard de la distinction entre résolution de problèmes et activité (mentale) de résolution de problème
Les raisons qui paraissent conduire B. Rey à ne pas prêter attention à l’« instanciation de schéma » sont à envisager à nouveau au regard du propos de J.-F. Richard. Ce dernier semble en effet suggérer que la « particularisation d’un schéma » est de nature à jouer au plan de la résolution de problèmes. Il affirme, dans l’introduction de son ouvrage consacré aux activités mentales : « ‘La conception du fonctionnement cognitif que nous développons s’appuie sur l’analyse de la résolution de problème’ . »1341 Or, il compte la compréhension parmi les activités mentales et inclut en celle-ci la « particularisation d’un schéma »1342. Il indique, de plus, considérant un travail de W. Kintsch et J.G. Greeno relatif à des problèmes élémentaires d’arithmétique : « ‘Le fait de pouvoir expliquer des erreurs est un argument en faveur de la plausibilité psychologique de l’idée que des schémas de connaissance sont utilisés pour l’interprétation et la résolution de problèmes.’ »1343 Il mentionne en outre des résultats de recherches concernant la différence entre novice et expert au plan de classification des problèmes1344. Ceux-ci se révèlent cohérents avec ceux que rapporte E. Cauzinille-Marmèche. J.-F. Richard souligne cependant qu’on ne peut considérer qu’une tâche requiert en elle-même une activité (mentale) de résolution de problème : « ‘certaines tâches sont des problèmes pour certains sujets et sont des situations d’exécution pour d’autres.’ »1345 On peut envisager, alors, qu’il est une condition pour que la résolution d’un problème procède de la « particularisation d’un schéma » : il s’agit qu’il corresponde, pour le sujet, à une « ‘activité d’exécution » et non de « résolution de problème’ ».

La complexité de la recherche relative à la résolution de problèmes
Il demeure que B. Rey n’envisage pas la question du transfert au plan de ce que E. Cauzinille-Marmèche nomme l’« instanciation de schéma » : que ce mode de raisonnement appelle ou non ce que J.-F. Richard entend par « ‘activité de résolution de problème’ » ne change rien à l’affaire. Il convient, par ailleurs, de s’intéresser au troisième temps de l’analyse qu’explicite B. Rey. Ce dernier en vient à considérer « ‘qu’on ne peut guère attendre du transfert dans le processus d’apprentissage’ » ; il signifie alors que le transfert ne peut guère porter que sur des « micro-expertises ». Ses conclusions procèdent d’une analyse de travaux concernant l’analogie dans la résolution de problèmes. Or, J.-F. Richard montre que des chercheurs relevant de deux courants de pensée initialement opposés se sont intéressés à la question. Il s’agit, d’une part, de l’école genevoise et notamment des travaux de B. Inhelder, ainsi que de B. Inhelder et G. Cellérier1346. Il est, d’autre part, un courant à l’origine duquel on trouve A. Newell et H.A. Simon1347. J.-F. Richard indique, pour ce qui est des tenants du premier courant de pensée : « ‘L’instrument de cette application des connaissances à un contexte particulier est la représentation, à savoir la sélection de schèmes pratiques, figuratifs ou conceptuels “assemblés en une représentation particularisée du problème posé” ». Or, il ajoute : « Ce concept de représentation dérive d’un point de vue qui est l’opposé de celui qui est à l’origine de la notion de représentation du problème développée par Newell et Simon (1972) et reprise par tous les chercheurs qui se réclament de la psychologie cognitive dite du traitement de l’information.’ » Il convient alors de considérer qu’il est deux points de vue en présence, même si J.-F. Richard signale qu’ils sont en train de se rapprocher.

La référence de C. Bastienà un ouvrage coordonné par B. Inhelder et G. Cellerier
Or, C. Bastien, auquel se réfère B. Rey pour en venir à considérer la question des « micro-expertises », s’est essayé à ce rapprochement. Il donne connaissance de sa réflexion en un ouvrage édité en 1997 à propos duquel il indique précisément : « ‘Au documentaliste scrupuleux, on conseillerait sans doute de le ranger dans la catégorie des essais »’ 1348. L’une des références majeures en cette publication est un ouvrage collectif, sorti en 1992 et auquel a participé G. Cellérier. Il est à noter que C. Bastien en retient les deux notions de « précurseur » et de « situateur »1349. Selon G. Cellérier, indique-t-il, ‘« Le cerveau serait [...] “pré-architechturé” pour la psychogenèse’ »1350. C. Bastien a auparavant précisé qu’il est, pour G. Cellérier, « un système psychogénétique, responsable des acquisitions d’un individu »1351. C. Bastien se rapporte encore à G. Cellérier pour indiquer : ‘« La structure serait divisée horizontalement en “aires cognitives” spécialisées et verticalement en “machines d’exécution” spécialisées, allant du précodage à la libre construction de connaissances. Dans le système cognitif, les schèmes sont ainsi indexés “par matière” : ils sont rangés en fonction de leur contenu avec le contenu de même nature que constituent ses “précurseurs”. [...] Cela signifie que les schèmes s’organisent en mémoire en fonction des types de tâches qu’ils permettent de résoudre et à partir desquels ils ont été construits.’ »1352 C. Bastien souligne qu’il est une conséquence à ce « ‘magasinage fonctionnel » : « à chaque instant le champ d’attention qui constitue la centration est nécessaire dans ce réseau’ »1353. Cela signifie qu’il n’y a pas de recherche systématique étendue sur les contenus de la mémoire : « ‘La centration fonctionne donc comme un “situateur” ».’

La question de la contextualisation des connaissances individuelles
C. Bastien débute le premier chapitre de son ouvrage en citant A. Weil-Barais : « ‘Le caractère contextualisé des connaissances semble incontournable.’ »1354 C. Bastien distingue deux types de connaissances : ‘« les connaissances générales, qui constituent en quelque sorte le patrimoine cognitif de l’humanité, et les connaissances individuelles particulières’ ». Ces dernières, contrairement aux « connaissances générales », s’organisent, selon lui, « ‘en fonction d’un contexte, lequel définit les limites de leur validité mais aussi [...] la condition de leur efficacité.’ » Soulignant, en fin d’ouvrage, les lignes de force de sa réflexion, il indique : « ‘Le contexte nous est alors apparu non pas comme un élément modulateur mais comme un élément constitutif des connaissances, élément qui joue un rôle primordial dans leur structuration, c’est-à-dire dans l’établissement des liens qu’elles entretiennent entre elles. Cette structuration, qu’on peut qualifier de fonctionnelle, repose en effet sur une organisation déterminée par les buts de l’action, lesquels sont précisément une composante essentielle du contexte. ’»1355 Il défend de plus l’idée qu’il y a lieu de considérer, outre le concept de « contexte situationnel », celui de « contexte interne » : il « ‘correspond à un état du système cognitif à un moment donné ’» qui dépend des connaissances qu’a acquises le sujet1356.

Le rôle déterminant des connaissances antérieures et des contextes correspondant à leur acquisition, dans l’apprentissage
Il considère de fait que ce sont les objectifs de leur activité qui caractérisent et par suite déclenchent l’activation des connaissances des experts1357. Il estime, en outre, que sa thèse vaut pour ce qui est de « l’apprentissage par enseignement »1358. Il analyse alors des résultats expérimentaux relatifs au rôle des « précurseurs » : il montre qu’une « analyse fonctionnelle » des connaissances que possède un individu permet de « ‘définir les éléments de la situation qui sont pertinents du point de vue du sujet et par suite de guider efficacement son apprentissage’ »1359. Il s’intéresse aussi à l’« apprentissage explicite »  : son examen de travaux qui y ont trait accrédite à nouveau sa thèse1360. Analysant des travaux relatifs aux « liens entre connaissances », il revient sur la notion de « situateur » : « ‘On peut [...] considérer que le but de l’analogie au sens où l’ont défini Holyoak et Thagard (1995) fonctionne comme un situateur dans l’espace des schèmes et que sont alors activées les connaissances fonctionnelles correspondantes’ »1361. C. Bastien montre, en outre, que la résolution d’un problème est fonction de la construction d’un espace de recherche et des connaissances autorisant l’interprétation de la situation. Il en va ainsi de ce que J.-F. Richard entend, indiquant que les deux courants de pensée quant à la résolution de problèmes sont en train de se rapprocher1362.

Des points de vue convergents quant au rôle des connaissances antérieures et du contexte correspondant à leur acquisition
Le point de vue de C. Bastien quant à la contextualisation des connaissances individuelles semble de nature à trouver grâce aux yeux de E. Cauzinille-Marmèche. Cette dernière, d’une part, rapporte des résultats de recherche accréditant celui-ci1363. Elle annonce, de plus, dans la conclusion de son article sorti en 1991 : « ‘Pour analyser les situations qu’ils rencontrent, les élèves doivent disposer de certains outils conceptuels, de modèles. Ceux-ci ne peuvent être introduits dans l’enseignement que progressivement. Et l’idée essentielle devient alors celle de précurseur : les nouvelles situations proposées à l’enfant doivent pouvoir se greffer sur celles qu’il maîtrise déjà.’ »1364 Le propos que tient J.-F. Richard quant aux conditions de l’acquisition d’une connaissance nouvelle paraît en outre cohérent avec celui de C. Bastien ; J.-F. Richard indique en effet : « ‘Si l’expérience d’une situation spécifique est nécessaire pour étendre l’extension d’un concept existant, a fortiori l’est-elle, pensons-nous, pour acquérir une notion nouvelle. [...] l’acquisition d’une notion nouvelle commence à se faire par généralisation inductive à partir de contextes qui sont une particularisation de cette connaissance’ . »1365 P. Mendelsohn apparaît, lui aussi, en phase avec C. Bastien : « ‘En réalité, nos connaissances ne sont que le reflet des processus par lesquels nous les avons encodées et tout nouvel apprentissage dépend de la manière dont ont été acquises les connaissances antérieures.’ »1366

La relativisation de la critique de l’option des «  didacticiens  »
Ces points de vue concourent à relativiser la critique faite à l’option des « didacticiens ». Ainsi ne tient-elle qu’à une condition : dans le cas où l’on viserait à des apprentissages localisés sans se soucier de la question des « précurseurs » et des « situateurs ». P. Mendelsohn, comme E. Cauzinille-Marmèche, considèrent de fait qu’on peut viser des apprentissages de ce type et ambitionner leur transfert. Il rapporte des résultats de recherche signifiant à ses yeux qu’on peut faire varier intentionnellement la qualité et l’intensité du transfert des connaissances1367. Il en vient alors à indiquer : « ‘le transfert doit s’enseigner en même temps que les connaissances de base que l’on souhaite voir transférer et non après’ . » Il suggère qu’il en va d’une conception du transfert comme moteur d’un apprentissage efficace plutôt que comme indicateur de performance. Il présente de plus une synthèse des modalités d’enseignement orientées vers le transfert1368. E. Cauzinille-Marmèche envisage, elle, l’aide au transfert à deux niveaux du raisonnement analogique : elle mentionne une expérimentation de L.R. Novick et K.J. Holyoak, concernant les mathématiques indiquant l’efficacité de procédures de ces deux types1369. Ces propos accréditent alors l’idée qu’on peut viser à des apprentissages localisés tout en remplissant une mission d’utilité sociale ou d’éducation.

Notes
1341.

Ibid., p. 15

1342.

Ibid., p. 16, 84

1343.

Ibid., p. 90

L’auteur fait référence à :

Kintsch (W.), Greeno (J.G.), Understanding and Solving Word Arithmetic Problems, Psychological Review, n° 92, 1985, pp. 109-129

1344.

Richard (J.-F.), Op. Cit., pp. 95-96

1345.

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 202

1346.

Ibid., pp. 217-218

L’auteur fait référence à :

Inhelder (B.), Piaget (J.), Op. Cit., pp. 165-176

Inhelder (B.), Cellerier (G.), Op. Cit.

1347.

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 218

L’auteur fait référence à :

Newell (A.), Simon (H.A.), Op. Cit.

1348.

Bastien (C.), Les connaissances de l’enfant à l’adulte, Paris : Armand Colin, collection : U, 1997, p. 7

1349.

Bastien (C.), Op. Cit., pp. 42-43

L’auteur fait référence à :

Cellérier (G.), Le constructivisme génétique aujourd’hui, Organisation et fonctionnement des schèmes, in : Inhelder (B.), Cellérier (G.), Op. Cit.

1350.

Bastien (C.), Op. Cit., p. 42

1351.

Ibid., p. 40

1352.

Ibid., p. 42

C. Bastien précise que l’idée de « magasinage fonctionnel » a déjà été évoquée par :

Minsky (M.), The Society of Mind, New York : Simon and Shuster, 1986

1353.

Bastien (C.), Op. Cit., p. 43

L’auteur cite :

Cellérier (G.), Op. Cit., p. 276

1354.

Bastien (C.), Op. Cit., p. 11

L’auteur fait référence à :

Weil-Barais (A.), L’homme cognitif, Paris : PUF, 1990, p. 424

1355.

Bastien (C.), Op. Cit., p. 144

1356.

Ibid., pp. 25-26

1357.

Ibid., pp. 29-38, 144

1358.

Ibid., pp. 48-50, 144

1359.

Ibid., pp. 73-89

1360.

Ibid., pp. 91-102, 102

1361.

Ibid., p. 140

L’auteur fait référence à :

Holyoak (K.J.), Thagard (P.), Mental Leaps : Analogy and Creative Thought, The MIT Press, London, 1995

1362.

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 218

1363.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 158

L’auteur fait référence à :

Ross (B.H.), Remindings and their effects in learning a cognitive skill, Cognitive Psychology, n° 16, 1984, pp. 371-416

Spencer (R.M.), Weisberg (R.W.), Context-dependent effects on a analogical transfer, Memory and Cognition, n° 14, 1986, pp. 432-441

Keane (M.), Op. Cit., pp. 29-41

1364.

Cauzinille-Marmèche (E.), Op. Cit., p. 162

1365.

Richard (J.-F.), Op. Cit., p. 151

1366.

Mendelsohn (P.), Le concept de transfert, in : Meirieu (P.), Develay (M.) : Op. Cit., p. 19

1367.

Mendelsohn (P.), Op. Cit., pp. 17-18

L’auteur fait notamment référence à :

Bassok (M.), Holyoak (K.J.), Interdomain Transfer between Isomorphic Topicsin Algebra and Physics, Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, n° 15, 1, 1989, pp. 7-30

Kotowsky (K.), Hayes (J.R.), Simon (H.A.), Why are some problems hard ? Evidence from tower of Hanoï, Cognitive Psychology, n° 17, 1985, pp. 248-294

1368.

Mendelsohn (P.), Op. Cit., pp. 18-19

1369.

Cauzinille-Marmèche (E.), La résolution de problèmes, in : Lieury (A.), Op. Cit., pp. 147-148

L’auteur fait référence à :

Novick (L.R.), Holoyak (K.J.), Mathematical Problem Solving by Analogy, Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, n° 17, 1991, pp. 398-415