3.2 Au regard de l’épistémologie des savoirs

3.2.1 Le repérage de deux éléments fondamentaux

Un modèle pédagogique qui, en l’état, se révèle insatisfaisant
On ne peut donc véritablement, en l’état, se satisfaire du modèle élaboré à partir des options des « pédagogues ». Il apparaît tenir à la mise en place, discutable, de deux postulats. Le premier a rapport à la loi, énoncée par L.S. Vygotsky, du développement des fonctions psychiques supérieures de l’enfant. Il revient à poser que celle-ci est valide quels que soient le niveau de développement du sujet et le domaine de connaissances concernés. Or, le propos de L.S. Vygotsky invite à mettre en question cette généralisation. Le second postulat est relatif à la démarche, de B. Rey, débouchant sur l’idée que l’intention est à la source du transfert. Il en signifie le bien-fondé en arguant de la difficulté pour la psychologie cognitive à rendre compte du caractère transversal du fonctionnement mental. Or, les références à J.-F. Richard, d’une part, à C. Bastien, d’autre part, conduisent à douter de la pertinence de cette approche. Ces observations appellent dès lors le réexamen du modèle pédagogique envisagé ; il convient en effet d’intégrer, sans confondre les genres, ce qui relève d’une exigence au plan de l’éducation et ce qu’il en est de la réalité des apprentissages. Les options des « pédagogues » sont dès lors à considérer à nouveau, en regard des données à partir desquelles elles ont été élaborées.

Un premier élément à retenir : l’idée que le transfert porte sur des « micro-expertises »
Il est à rappeler que les options des « pédagogues » reposent sur des points de vue similaires. Il est jugé que la mise en pratique de l’option des « méthodologues » génère des acquisitions qui n’occasionnent guère de transfert aux apprentissages disciplinaires. L’examen des données relatives à l’éducation cognitive que fournissent J.-C. Coulet, d’une part, F.-P. Büchel, d’autre part, se révèle accréditer ce point de vue. Il est de fait considéré, en chacune des options des « pédagogues », que le transfert porte sur des « micro-expertises ». Ces options sont ainsi, sur ce point, en phase avec celle des « didacticiens » et cohérentes avec des travaux relevant de la psychologie cognitive. Des expérimentations qu’a conduites C. Bastien indiquent ainsi que l’utilisation d’une relation d’ordre est fonction des parcours à opérer pour la mettre en place1426. L’examen que fait J. Tardif des modèles théoriques de la dynamique du transfert d’apprentissage le conduit, en outre, à retenir qu’elle intègre : « ‘l’adaptation des éléments de la tâche source ou de la tâche cible ne pouvant être mis en correspondance sans ajustement’ »1427. L’expert, par surcroît, si on se fie à E. Cauzinille-Marmèche, est, à la différence du novice, à même de mettre en relation divers champs de connaissances : il intègre ainsi, selon elle, des connaissances contextualisées, des règles, des principes ou des théorèmes pour s’adapter à la nature spécifique d’un problème1428.

Un second élément à retenir : l’idée que le transfert est fonction du contexte d’acquisition
Les options des « pédagogues » signifient aussi une attention marquée au contexte d’acquisition. Considérer que le transfert opère sur des « micro-expertises » revient à estimer qu’un savoir vaut essentiellement au regard d’une situation déterminée. Ce souci du contexte d’acquisition transparaît au plan des critiques que les « pédagogues » adressent à l’option des « méthodologues ». Ainsi B. Rey juge-t-il que l’habillage de certains exercices des ARL risque de masquer le caractère général de la structure logique à l’oeuvre. J.-C. Coulet, par ailleurs, suggère, à l’issue de sa synthèse relative à l’éducation cognitive, une adaptation des exercices à la spécificité d’un domaine de connaissance ciblé. P. Meirieu et M. Develay notent quant à eux que l’accès aux opérations mentales dépend du rapport d’un individu donné à un contenu de connaissance déterminé. L’option des « didacticiens » ne leur paraît pas tenir compte de cela en ce qu’elle est focalisée sur les contenus de savoirs. Plusieurs productions émanant de psychologues cognitivistes donnent en outre à penser que le transfert est fonction du contexte d’acquisition. Ainsi C. Bastien avance-t-il que le contexte est un élément constitutif des connaissances individuelles. P. Mendelsohn signifie de plus que le transfert dépend de sa prise en compte explicite dans l’environnement d’apprentissage. J. Tardif signale quant à lui que R.J. Sternberg et P.A. Frensch intègrent la spécificité de l’encodage de l’apprentissage dans leur modèle de la dynamique du transfert1429.

La mise en place d’une expérimentation relative aux deux éléments repérés
Deux éléments apparaissent ainsi à considérer pour réfléchir au transfert. Il en va d’un point de vue signifiant une réalité des apprentissages conciliable avec l’exigence du transfert. Celui-ci repose cependant sur le repérage de deux hypothèses à mettre à l’épreuve des faits. Selon la première, le transfert porte sur des « micro-expertises », d’après la seconde, il est fonction du contexte d’acquisition. Une expérimentation a été mise en place pour vérifier ces deux hypothèses1430 (Encadré 3). Elles ont été envisagées au plan d’une mise en regard de performances réalisées à différentes épreuves. Il s’agit, d’une part, des épreuves d’une évaluation nationale CE2 : elles concernent le français et les mathématiques. Celles-ci ont occasionné huit relevés de notes. Il est question, d’autre part, de deux épreuves qui sollicitent la motricité de façon accrue : elles consistent respectivement en une course de sprint plat et en un parcours à obstacles comportant des phases courues1431. La distance du sprint plat a été déterminée pour autoriser le mesurage de trois performances : un temps relatif au sprint plat et un autre concernant le parcours à obstacles ont permis le calcul d’un taux. Les données enregistrées permettent de repérer s’il est deux distributions de performances corrélées entre elles, dont une seule l’est avec une troisième. On envisage ainsi l’hypothèse relative aux « micro-expertises ». Trois groupes d’élèves ont passé les épreuves. Les élèves d’un groupe proviennent du même CE1 et appartiennent au même CE2 ; ces attributs distinguent en outre chaque groupe des deux autres. Il est alors possible de déterminer si les relations entre distributions de performances dépendent du groupe considéré. On examine alors l’hypothèse relative aux contextes d’acquisition.

Encadré 3  : Remarque concernant l’étude relative aux deux éléments fondamentaux pour penser le transfert

  • Une étude a été effectuée pour vérifier l’intérêt des deux éléments fondamentaux repérés quant au transfert. Elle est présentée dans le second tome de cet écrit. Le texte ci-dessous donne un aperçu du travail effectué.
    La question du transfert se révèle centrale au plan de la réflexion à l’apprentissage et à l’éducation. Elle suscite le débat technique, si on considère qu’il convient de transférer pour apprendre. Elle relève de l’accomplissement d’une exigence, si on envisage qu’un apprentissage n’a de portée éducative que s’il peut être transféré. Elle renvoie, en tout état de cause, au noeud Gordien du problème de l’utilité sociale de l’Ecole : à quoi servirait l’Ecole si on n’y apprenait pas ou si ce qu’on n’y apprenait ne valait qu’en son sein ? On comprend alors que la réflexion au transfert court le risque de la dérive : elle peut occasionner une spéculation ne conduisant guère qu’à satisfaire un fantasme pédagogique. La prise en compte de deux courants de pensée s’opposant et intéressant directement l’Ecole contribue à démonter les mythes afférents à la question du transfert. Elle autorise à émettre deux hypothèses de nature à concilier l’exigence du transfert d’apprentissage et la réalité des apprentissages. La première signifie que le transfert d’apprentissage porte sur des « micro-expertises », la seconde qu’il est fonction du contexte d’acquisition. Elles ont été envisagées au plan des performances obtenues par trois groupes d’élèves : aux épreuves de l’évaluation nationale CE2 ainsi qu’à deux épreuves sollicitant la motricité de façon accrue. La démarche a autorisé l’étude des liens entre distributions de performances pour un groupe d’élèves et la comparaison de ces relations en fonction des groupes d’élèves.
    Les résultats expérimentaux obtenus se révèlent accréditer les deux hypothèses examinées. Ils indiquent que l’élève peut utiliser des parties différentes de ce qui sous-tend la performance à une épreuve pour en réaliser d’autres. Il est alors question de contributions utiles, voire nécessaires, mais non suffisantes à leur réalisation. Ils signifient aussi que leur utilisation effective est fonction du contexte d’apprentissage, au sens large, en lequel l’élève a été placé. Ils donnent en outre à penser qu’il en va d’un phénomène relativement général : ils concernent les épreuves d’une évaluation nationale CE2 ainsi que des épreuves mettant à contribution la motricité de façon essentielle. Ces résultats suggèrent que l’enseignant peut effectivement oeuvrer pour aider l’élève au transfert d’apprentissage. Différentes propositions, pour ce faire, émanent de chercheurs en psychologie cognitive ou en sciences de l’éducation ainsi que du courant de l’éducation cognitive. Il demeure que celles-ci ne peuvent fonctionner à vide ; les résultats expérimentaux obtenus, de plus, signifient la nécessité d’un examen des contenus d’enseignement pour un enseignement en vue du transfert d’apprentissage.

Des résultats expérimentaux qui invitent à retenir les deux éléments repérés
Il s’avère que les résultats expérimentaux obtenus accréditent les deux hypothèses examinées. Ils indiquent que l’élève peut utiliser des parties différentes de ce qui sous-tend la performance à une épreuve pour en réaliser d’autres. On peut donner l’exemple d’un groupe d’élèves pour ce qui est du sprint plat et du parcours à obstacles. Pour ce groupe, les distributions de temps chronométrés sont significativement corrélées entre elles. Or, seule celle qui concerne le parcours à obstacles l’est avec la distribution des taux. Ainsi ce qui détermine la gestion des contraintes propres au parcours à obstacles ne dépend-il pas de ce qui permet de négocier les phases de course. L’analyse des performances réalisées à l’évaluation nationale CE2 fournit, par ailleurs, des résultats du même ordre. Il s’avère, en outre, que les coefficients de corrélation significatifs repérés sont fonction du groupe d’élèves considéré. Des distributions qui ne diffèrent pas significativement d’un groupe à l’autre sont corrélées différemment suivant le groupe. C’est le cas de celles qui correspondent aux épreuves de « français compréhension » et de « mathématiques travaux numériques ». Les résultats relatifs au sprint plat et au parcours à obstacles occasionnent des constatations du même type.

Notes
1426.

Ibid., pp. 69-70

1427.

Tardif (J.), Op. Cit., pp. 66-72, 79-82

L’auteur fait référence à :

Holyoak (K.J.), The pragmatics of analogical reasoning, in : Brower (G.H.), The psychology of learning and motivation, vol. 19, New York : Academic Press, 1985, pp. 59-87

Holyoak (K.J.), Thagard (P.), A computational model of analogical problem solving, in : Vosniadou (S.), Ortony (A.), Similarity and analogical reasoning, Cambridge MA : Cambridge University Press, 1989, pp. 242-266

Gentner (D.), Ratterman (M.J.), Forbus (K.D.), The role of similarity in transfer : Separating retrievability from inferential soundness, Cognitive Psychology, n° 25, 1993, pp. 524-575

Sternberg (R.J.), Frensch (P.A.), Mechanisms of transfer, in : Detterman (D.K.), Strernberg (R.J.), Transfer on trial : Intelligence, cognition and instruction, Norwood NJ : Ablex, 1993, pp. 25-39

Brake (D.), Vers un modèle théorique du transfert : les contraintes à respecter, Revue des sciences de l’éducation, XXIV (2), 1998, pp. 235-266

Brake (D.), Vers un modèle théorique du transfert, Le rôle des affordances et des modèles mentaux, Thèse de doctorat inédite, Université de Montréal, 1998

1428.

Cauzinille-Marmèche (E.), La résolution de problèmes, in : Lieury (A.), Op. Cit., pp. 133-135, 136-141

1429.

Tardif (J.), Op. Cit., p. 70

L’auteur fait référence à :

Sternberg (R.J.), Frensch (P.A.), Op. Cit., pp. 25-39

1430.

Voir l’étude n° 2, intitulée : Transfert, « micro-expertises » et contextes d’apprentissage

1431.

Le parcours à obstacle est tiré de :

Weineck (J.), Manuel d’entraînement, Paris : Vigot, collection : Sport + Enseignement, 1986, pp. 242-244