La question du transfert est, en matière de pédagogie, de celles qui ont fait couler beaucoup d’encre : le transfert d’apprentissage s’avère, tout à la fois, de nature à susciter la controverse quant à sa réalité et à relever d’une exigence pour l’Ecole.
Selon J. Picoche, le terme « transfert » a rapport à la racine indo-européenne « *bher », relative au verbe « porter » ; en grec, « metaphora » signifie « “transport” et “transfert de sens” », en latin, « transferre » a pour sens « transporter »2061. A. Lalande indique que le mot « transfert » a été employé, à la fin du XIXe siècle, pour désigner : le déplacement d’un état affectif d’un objet à un autre2062. J. Lévine, à l’occasion d’un colloque relatif au transfert de connaissances, a annoncé : « ‘J’ai envie de prendre la résolution pour moi-même de ne plus parler de transfert, mais de parler de transporter [...]. “Fero” c’est porter. ’»2063. Si on ajoute, à l’instar de M. Develay, qu’‘« Au-delà a comme correspondant le préfixe latin trans ’»2064, on a l’idée que transférer, c’est porter au-delà. Des apprentissages scolaires seraient dès lors voulus transférables parce que jugés à porter au-delà de l’Ecole. Cette image n’est cependant pas de nature à générer l’adhésion de tous. Ainsi N. Allieu estime-t-elle que ‘« le transfert au sens de quelque chose se déplaçant [...] n’a pas de sens du point de vue de l’élève. ’»2065 Elle ajoute : « ‘Ce n’est que pour l’observateur extérieur (l’enseignant) qu’il peut y avoir un mouvement apparent.[...] Le transfert est le chaînage logique et sans doute unique qu’opère le sujet entre les choses.’ »2066 On peut, en tout état de cause, considérer que le transfert d’apprentissage consiste pour le sujet à faire au-delà, à partir de ce qu’il a acquis.
P. Mendelsohn souligne qu’il en va d’une « ‘question [...] située au centre du débat sur l’apprentissage ’»2067. M. Develay estime qu’un apprentissage ne commence jamais de zéro et aboutit toujours à un développement de la possibilité d’apprendre2068. Il surenchérit, indiquant : « ‘Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence. [...] Le transfert n’est pas terminal, il est permanent.’ »2069 Il n’est alors pas seulement question d’un produit de l’apprentissage ; il s’agit d’un processus à l’oeuvre dans l’apprentissage. Or, M. Develay suggère que les didacticiens n’en ont, pour la plupart, pris acte que récemment : cela est de nature à les inviter à réfléchir à nouveau à la question de l’apprentissage. P. Meirieu et M. Develay jugent que l’intérêt porté au transfert d’apprentissage procède de ‘« l’échec relatif des méthodes dites nouvelles à réduire l’échec scolaire »’ 2070. B. Charlot et S. Stech estiment que « ‘les règles et les pratiques qui régissent l’école elle-même ne sont guère favorables au “transfert’ ” »2071. J. Tardif, notamment, partage ce point de vue : il constate la faible transférabilité des acquisitions scolaires et regrette le moindre intérêt accordé aux pratiques pédagogiques « transférogènes »2072.
Ces propos donnent à la question une tonalité, sinon une teneur, politique. J. Tardif jauge l’importance de la question du transfert d’apprentissage à l’aune de la nécessité de justification sociale de l’Ecole2073. Pour P. Mendelsohn, le regain d’intérêt que suscite le transfert d’apprentissage correspond au fait que « ‘l’école ne sait plus vraiment bien à quoi elle prépare’ »2074. B. Rey observe pour sa part : « ‘Si ce qu’on fait apprendre aux élèves n’était utile que dans le cadre où on leur a appris, l’école serait une institution sans autre fin qu’elle-même’ . »2075 Il apparaît alors que le problème revêt une dimension éthique qui concerne les rapports de l’homme et de la culture, voire la possibilité même d’éduquer. Ainsi, P. Meirieu et M. Develay affirment-ils : « ‘le savoir n’est libérateur que s’il peut être transféré, que s’il n’entretient pas le sujet dans une stricte relation de dépendance avec la situation formative, que s’il permet d’apprendre autre chose et tout seul’ »2076. B. Charlot note de fait que le transfert d’apprentissage est d’abord une exigence2077 ; P. Meirieu propose qu’on en fasse « ‘un principe régulateur des pratiques pédagogiques’ »2078.
On comprend ainsi l’intérêt dont fait l’objet la question du transfert d’apprentissage. Elle ne peut cependant se résoudre par une assertion : il convient de réfléchir à l’aide à apporter à l’élève pour qu’il puisse transférer ce qu’il acquiert à l’Ecole.
Picoche (J.), Le Robert, Dictionnaire étymologique du français, La généalogie de notre langue, Paris, Dictionnaires Le Robert, collection : Les usuels du Robert, Poche, p. 391
Lalande (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : PUF, 1947
Develay (M.), Meirieu (P.), Mendelsohn (P.), Vermersch (P.), Lévine (J.), Le transfert : ce qui échappe aux modèles, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Le transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue, Actes du colloque organisé à l’université Lumière, Lyon 2, 29 septembre – 2 octobre 1994, Lyon : CRDP, collection : Documents, actes et rapports pour l’éducation, 1996, p. 22
Develay (M.), Préface, in : Rey (B.), Les compétences transversales en question, Paris : ESF éditeur, collection : Pédagogies, 1995, p. 11
Allieu (N.), Savoir morcelé, savoir unitaire, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 67
Allieu (N.), Op. Cit., p. 69
Mendelsohn (P.), Le concept de transfert, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 11
Develay (M.), De l’apprentissage à l’enseignement, Paris : ESF éditeur, collection : Pédagogies, 1992, p. 133
Develay (M.), Meirieu (P.), Mendelsohn (P.), Vermersch (P.), Lévine (J.), Op. Cit., p. 20
Develay (M.), Meirieu (P.), Les transferts, de la théorie à l’action pédagogique, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 4
Charlot (B.), Stech (S.), L’entrée par la sociologie : processus sociaux, subjectivité et transferts, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 27
Tardif (J.), Le transfert des apprentissages, Montréal : Les éditions Logiques, collection : Théories et pratiques dans l’enseignement, 1999, pp. 15-22
Tardif (J.), Op. Cit., pp. 15-16
Mendelsohn (P.), Op. Cit., p. 19
Rey (B.), Op. Cit., p. 144
Meirieu (P.), Develay (M.), Emile, reviens vite... ils sont devenus fous, Paris : ESF éditeur, collection : Pédagogies, 1993, p. 150
Charlot (B.), Le transfert : question épistémologiques et sociologiques, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Le transfert de connaissances en formation initiale et en formation continue, Actes du colloque organisé à l’université Lumière, Lyon 2, 29 septembre – 2 octobre 1994, Lyon : CRDP, collection : Documents, actes et rapports pour l’éducation, 1996, p. 86
Meirieu (P.), Conclusion, in : Meirieu (P.), Develay (M.), Op. Cit., p. 95