Les productions fromagères, intégrant progressivement le champ du patrimoine, sont devenues des objets particulièrement complexes et soulèvent de nombreuses questions, notamment sur la manière de prendre en compte le culturel dans les dispositifs de protection, sur la définition du traditionnel, de l'authentique et de la qualité. Le vivant, dès lors que l'on a affaire à des fromages, des micro-organismes, des races animales, nous conduit à revisiter la notion de patrimoine et sa construction. Il a un potentiel d'évolution et de variabilité considérable, associé à une durée de vie limitée, ainsi que le développent Laurence Bérard et Philippe Marchenay, caractéristiques contradictoires avec la conception commune du patrimoine : nous sommes là face à des objets patrimoniaux périssables, éphémères et hautement manipulables dans la mesure où l'on travaille sur du vivant invisible, tels que les micro-organismes du lait, des fromages, présents dans les caves ou les ateliers de transformation. Ce matériel vivant mobilise des savoirs et des savoir-faire car il s'agit à chaque fabrication de le renouveler, de s'adapter car ses caractéristiques peuvent varier, par exemple entre du lait de printemps et du lait d'automne. Notre approche vise à mieux appréhender les interactions existant entre écosystème et systèmes sociaux, au travers de la démarche ethnobiologique20, qui propose de redéfinir les cadres de recherche en prenant en compte les interrelations entre homme et nature. L’activité productrice de l’homme est liée à l’appropriation des ressources matérielles et naturelles. Une synécologie centrée sur les rapports entre les groupes humains et leur environnement questionne à la fois sur ce que les hommes maîtrisent dans le milieu naturel et sur les représentations qu’ils en ont. Nous souhaitons faire ainsi ressortir les traits essentiels de l’empreinte de l’homme sur son environnement, qu’il a transformé dans le temps et dans l’espace et qui donne lieu à de nombreuses représentations : nous montrerons notamment dans le travail ethnographique que pour certains acteurs, la normalisation sanitaire met en danger l'intégrité du produit – ils parlent de "lait mort" parce qu’ils estiment qu’il est "stérile" - et que pour d’autres, qui produisent des ferments dits "spécifiques" à partir de prélèvements chez des producteurs fermiers, qualifient ces ferments de "sauvages", alors même qu'ils sélectionnent les souches. La démarche anthropologique tente de mettre l’accent sur l’ensemble des idées et des valeurs propres à une société ou à une communauté, désigné généralement par l’expression "système de représentation". Cette terminologie met en évidence l’objet d’étude de l'ethnologie, c’est-à-dire "la manière dont les usages et les représentations du milieu permettent de déceler des modes d’organisation sociale et des configurations symboliques" (G. Lenclud [II.2.J., 1985, p. 31], cité par C. Friedberg, 1992 : 365). La problématique patrimoniale, intégrant le vivant parmi ses objets, croise la problématique des techniques. En effet, l'appréhension du vivant est médiatisée par la technique : la nature fait l'objet d'une appropriation symbolique parallèlement à une exploitation productive. En ce sens, les savoirs naturalistes populaires ne sont pas simplement guidés par la raison utilitariste, ils contribuent à la socialisation de la nature, car "l'univers est objet de pensée au moins autant que moyen de satisfaire des besoins" (Lévi-Strauss, 1990 : 13). Celui-ci souligne à quel point la connaissance de la nature s'appuie sur une expérience concrète particulièrement riche et il compare l'exercice de la pensée classificatoire à celui du bricolage : cette idée soulignait déjà l'importance de la praxis dans l'appropriation de la nature, réflexion prolongée par Descolas pour qui le rapport d’une société à son environnement naturel s’exprime sous la forme "d’interactions dynamiques entre les techniques de socialisation de la nature et les systèmes symboliques qui les organisent" (1986 : 12).
Comprendre la place des différentes formes de savoirs dans les processus de patrimonialisation du vivant exige une réflexion sur les techniques. On peut distinguer au moins deux conceptions opposées entre ceux qui dissocient homme et technique et ceux qui défendent l'idée de la culture comme médiation entre technique et vivant. Parmi les premiers, Jacques Ellul, dans une perspective marxiste, dénonce l'illusion de la "neutralité" et de la pure instrumentalité de la technique, soulignant que "les hommes, confusément, se rendent compte qu'ils sont dans un univers nouveau, inaccoutumé. Et de fait, c'est bien un nouveau milieu pour l'homme. C'est un système qui s'est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l'homme, mais cet intermédiaire est tellement développé que l'homme a perdu tout contact avec le cadre naturel et qu'il n'a plus de relation qu'avec ce médiateur fait de matière organisée, participant à la fois au monde des vivants et au monde de la matière brute. Enfermé dans son oeuvre artificielle, l'homme n'a aucune porte de sortie, il ne peut la percer pour retrouver son ancien milieu auquel il est adapté depuis tant de milliers de siècles" (1990 : 389). En ce sens, le processus irrésistible qui devait conduire l’humanité à l’abondance et au communisme la conduit vers la déshumanisation totale et la catastrophe ; l'homme se dirige vers "une soumission, plus grande encore, à une nécessité plus rigide, la nécessité artificielle, qui domine nos vies" (1990 : 390) alors qu'il croyait se défaire du déterminisme de la nature. Ellul, en opposition à Leroi-Gourhan notamment, croit à l'autonomie de la technique, dénonçant son caractère profondément idéologique et dominateur ; ainsi, selon l'auteur, la technique "fonctionne parce qu'elle fonctionne. Elle est auto-reproductrice et chaque “ progrès technique ” sert d'abord à produire de nouvelles techniques. Elle est le centre des efforts et ne comporte aucune mise en question, autre que mécanique. Elle n'a aucun intérêt pour ce qui sert l'homme puisque de toute façon elle présuppose que ce qui sert à l'homme, sert l'homme. La technique ne porte d'intérêt qu'à elle-même. Elle est auto-justifiée, elle est auto-satisfaisante. Elle ne peut pas s'occuper de l'humain, sinon pour se le subordonner et le soumettre à ses exigences de fonctionnement" (1988 : 182). Cette théorie, que l'on retrouve en partie chez Habermas21 (1996), ne peut être satisfaisante dans la mesure où elle ignore la dimension sociale de la technique, en particulier son apprentissage et son appropriation par l'homme, et la soustrait du coup à la dynamique des sociétés. Une seconde approche de la technique, qui nous semble plus opérante dans notre analyse des savoirs, a été portée à ses débuts par Leroi-Gourhan, Haudricourt, et poursuivie par Lemonnier notamment. Rapprocher Leroi-Gourhan et Haudricourt peut paraître incongru mais pourtant croiser leurs approches enrichit considérablement notre réflexion. André Leroi-Gourhan a travaillé principalement sur la constitution d'une typologie des techniques (acquisition, fabrication et consommation) et sur les moyens élémentaires d'action sur la matière (percussion, eau, air, feu), mais il a surtout mis en évidence la dimension sociale des techniques à partir des concepts de "milieu technique", de "chaînes opératoires" ou encore d'"emprunt". André-Georges Haudricourt aborde, quant à lui, l'histoire des techniques, de la domestication végétale et animale et de la linguistique : articulant les points de vue botanique, linguistique et ethnologique, il donne forme à l'ethnobotanique. En 1962, il propose un parallélisme intéressant entre la manière de traiter un végétal ou un animal et la manière de traiter autrui. Bien qu'ayant choisi des approches différentes, ils ont au moins en commun l'idée d'une médiation par l'outil et la parole dans les relations que les hommes entretiennent avec la nature. En outre, ils ont insisté tous les deux sur la dimension sociale de la technique : selon Haudricourt, "pour l'homme (...) ni sa composition biochimique, ni un milieu physico-chimique favorable ne sont suffisants pour lui faire acquérir technique et langage, il faut un milieu social" (1987 : 329), rejoignant ici l'idée que l'objet n'est rien comme objet technique hors de l'ensemble technique auquel il appartient et que l'outil comme tel n'est que le témoin de l'extériorisation d'un geste efficace, (Leroi-Gourhan 1992). Dans cette perspective, il apparaît clairement qu'on ne peut dissocier les valeurs et les représentations de la technique de son efficacité ; séparer les significations du monde posées par une société, son “ orientation ” et ses “ valeurs ” de ce qui est pour elle le faire efficace (Castoriadis 1989), reviendrait à nier la dimension sociale et culturelle de la technique. A chaque culture, à chaque groupe social, correspond un style d'inventions et d'artéfacts qui témoignent, d'une façon concrète, d'une prise du monde, d'un mode d'intervention sur la nature, d'une conception de la médiation entre technique et vivant. Ces aspects font partie de l'ensemble économique et social du groupe, l'acte traditionnel efficace est bien un phénomène social total (Mauss). Cette approche nous éclaire sur la façon d'aborder les relations entre les différentes formes de savoir en jeu dans les processus de patrimonialisation. Les modes d'intervention sur le vivant, sa gestion et sa valorisation, dépendent de l'appartenance à des groupes techniques, dont la rencontre et la confrontation peuvent générer des conflits. En outre, les textes du Groupement d'Intérêt Scientifique présentés plus haut font explicitement référence à des composantes intrinsèques et extrinsèque de la qualité des fromages, qui semble opérer une distinction entre ce qui relève du biologique (interne) et ce qui relève de la technique (externe). L'idée développée par Castoriadis (1989), soulignant que toute société crée son monde interne et externe, conduit à envisager deux façons d'appréhender – d'utiliser – les processus de patrimonialisation, rationaliser les savoirs vernaculaires pour les reproduire et leur donner un caractère véhiculaire ou les valoriser et solliciter de nouveaux acteurs pour se défendre contre cette rationalisation. La technique est passée de médiation entre l'homme et le milieu (Ellul) à une action de l'homme sur la nature médiatisée par la culture (Castoriadis). En ce sens, la technique crée ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir ; elle n'est plus seulement l'extériorisation d'un geste efficace, cette analyse n'est plus suffisante aujourd'hui. Dominique Bourg montre que l'avènement des biotechnologies notamment a considérablement bouleversé le monde des techniques et la façon de l'analyser : il souligne que le développement du savoir fondamental de la biologie moléculaire a conduit à réduire la distance entre deux catégories possibles d'artefacts, "les objets fabriqués et les êtres naturels modifiés" (1996). Son propos permet de dépasser le débat entre Latour et Lemonnier (Ethnologie française, 1996) sur la place de la technique et la façon de l'appréhender. Si Lemonnier reproche aux sociologues de l'innovation d'ignorer l'idée d'efficacité et de ne pas prendre en compte les lois de la nature, il n'en demeure pas moins qu'ils s'accordent sur le rôle des représentations dans les processus d'innovation technique. Ainsi, "la création des objets de consommation, comme la plupart des formes culturelles aujourd'hui, participe de deux mouvements contradictoires et complémentaires, l'uniformisation mondiale et la patrimonialisation identitaire" (Segalen, Bromberger, 1996 : 8). Les activités techniques des groupes sociaux, quel que soit leur destination, ne sont pas apparues par hasard et ne sont pas créées ex nihilo : elles proviennent à la fois des générations passées et des emprunts à des groupes voisins ; "leur originalité consiste surtout dans la combinaison nouvelle d'éléments préexistants empruntés aux techniques déjà connues et en une meilleure adaptation aux circonstances locales, bien plus qu'une une “ création inspirée ” à partir du néant" (Haudricourt, 1987 : 332), rejoignant l'idée d'une science du concret (Lévi-Strauss) où le bricolage est un art de "s’arranger avec les moyens du bord" en leur assignant d’autres fonctions. Dans quelle mesure cette notion de bricolage ne s'appliquerait-elle pas aux processus de patrimonialisation ? Les acteurs locaux, lorsqu'ils choisissent de réinvestir une nouvelle fonction à un objet, autrefois utilitaire, fonctionnel, aujourd'hui exposé comme une relique significative de la provenance de la communauté dépositaire, semble s'arranger avec les objets dont ils disposent et qu'ils réorganisent d'une façon différente pour réévaluer le sens de leur métier, de leurs pratiques et de leur inscription dans le collectif. Poulot soulignait à ce propos que "les innombrables avatars collectés, protégés, exposés, la sauvegarde de secteurs urbains, quand ce n'est pas de territoires entiers, bien au-delà de la conservation des “ monuments historiques ”, la réutilisation d'équipements ou d'installations obsolètes, l'éthique historiciste de la restauration et de la dé-restauration, enfin la mise à jour inlassable de “ traditions ”, coutumes, techniques ou “ façons de faire ”" (1998b : 65) témoignait de la complexité de la restitution patrimoniale.
On pourra se reporter avec profit aux textes de Barrau J. 1971 – "L'ethnobotanique au carrefour des sciences naturelles et humaines", Bull. Soc. Bot. Fr., 118, pp. 237-318 et de Haudricourt A.-G., Hédin L. 1987 – L'homme et les plantes cultivées, Paris, Métailié, 281p. (1ère ed. 1943).
Dans son ouvrage consacré à La technique et la science comme idéologie, Habermas propose une double critique du positivisme et du "techninisme", celui-ci conduisant à faire en quelque sorte fonctionner le savoir scientifique - et plus encore la technique qui en est l'application selon l'auteur - en tant qu'idéologie et à en attendre des solutions pour la totalité des problèmes qui se posent aux hommes.