2.1. Les processus de patrimonialisation des productions fromagères AOC

L'enjeu de cette recherche réside dans sa capacité à faire émerger le processus de construction d'un discours patrimonial entre les acteurs impliqués, processus dont l'ethnologue est partie prenante. Dans le cadre d'une appellation d'origine contrôlée, le système de production s'appuie sur un règlement technique, fruit d'une négociation entre des acteurs reconnaissant certaines pratiques comme significatives et efficaces pour le produit concerné. La multiplicité des acteurs entraîne une multiplicité de points de vue : selon que l'on est technicien fromager dans un organisme technique, producteur fermier et alpagiste, responsable interprofessionnel ou producteur de lait, on ne donne pas le même sens aux pratiques et on accorde pas la même valeur aux savoirs. Nous posons ainsi la question de la manière dont on choisit ce qui mérite d'être transmis et valorisé, c'est-à-dire de la configuration des rapports de force entre les acteurs impliqués : comment s'articulent les différents savoirs et représentations ? Parmi ces acteurs, nous distinguons plus particulièrement les agriculteurs et les techniciens, dont la diversité devrait être étudiée dans les deux cas, et par analogie les savoirs vernaculaires et ceux marqués du sceau de la science. A l'instar de Gérard Collomb, selon lequel "la culture populaire entretient des rapports spécifiques avec un territoire – spatial certes, mais surtout social – avec le lieu propre de l'individu ou du groupe", nous proposons de discriminer ces deux catégories à partir de leur inscription dans un territoire et des prescriptions sociales qui y sont attachées. Parallèlement, l’idée développée par Claude Lévi-Strauss (1990), selon laquelle il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’une et l’autre fonction des deux niveaux de stratégies où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique, nous engage à penser les savoirs et pratiques techniques dans leur dynamique propre. Ce qu'il nomme "science du concret" se révèle être proche de ce que nous avons remarqué lors de nos observations ethnographiques : il y associe le terme "bricolage" qui se réfère, sur le plan technique, à la manière dont ceux qui ne possèdent pas les connaissances techniques, mobilisent d’autres éléments ; ceux-ci seraient en quelque sorte recyclables, car l’individu pourrait s’en servir à la fois de matière et d’outil, et ce serait par le biais de ces pratiques qu’une certaine forme de diversité pourrait perdurer. Cette approche semble particulièrement opérante dans l'analyse de la gestion du vivant selon les différentes formes de savoirs dans la mesure où l'ensemble des catégories du vivant que nous appréhendons dans cette recherche se caractérise par leur variabilité et leur malléabilité – que nous illustrerons notamment à partir des manipulations dont sont l'objet les races animales, tant du point de vue génétique que des représentations et des nouvelles fonctions qu'on leur octroie – et mobilise des savoir-faire spécifiques pour la transformation fromagère. Nous appelons "savoirs vernaculaires" des savoirs empiriques, attachés à un lieu et transmis d'une génération à l'autre de façon orale essentiellement et "savoirs technico-scientifiques" des savoirs acquis dans un cadre scolaire, reposant sur des principes écrits et faisant référence à des théories scientifiques. Ainsi, lorsque Maurice soulevait en introduction du colloque sur les cultures populaires22 la question de savoir si "les cultures dites "populaires23" devaient être interprétées en référence à la culture dominante, c'est-à-dire comme culture dominée, ou bien si on pouvait leur reconnaître une autonomie relative, par laquelle s'exprime l'identité collective de groupes particuliers", nous défendons l'idée que ces cultures ont leur propre logique et leur propre dynamique, mais fonctionnent par emprunt, dès lors que les porteurs de ces cultures peuvent les réagencer suivant une matrice autochtone (Bonniel, 1983 : 26). C'est dans cette perspective que nous proposons d'analyser les processus qui transforment le produit agricole en objet culturel et patrimonial où la patrimonialisation interfère avec la légitimité des savoirs, dans la mesure où la question centrale est de comprendre au nom de quels savoirs on distingue les savoirs.

Les systèmes fromagers des Alpes du Nord reposent sur plusieurs catégories du vivant : des races animales spécifiques, une alimentation animale basée sur l'articulation herbe/foin à laquelle on ajoute des aliments concentrés, des pratiques surinvesties telles que la permanence de l'inalpage, des micro-organismes objets de nombreuses controverses et enjeux liés au binôme reconnaissance de compétences et exigences sanitaires. Ainsi, on peut se demander si certaines catégories du vivant ne seraient pas des objets plus aisément patrimonialisables, "bons à patrimonialiser" en quelque sorte (Bérard, Marchenay, 1998a), dans la mesure où ils deviennent des emblèmes de la culture locale. Dans cette perspective apparaît en filigrane la question des touristes : en effet, si des éléments sont emblématisés, patrimonialisés, surinvestis symboliquement, ils le sont à l'attention d'un autre. Pour reprendre Ricoeur, le patrimoine est l'expression de notre être au monde et, en ce sens, la patrimonialisation correspondrait à une construction de valeurs partagées dans l'échange et la rencontre entre des acteurs aux référents culturels distincts : de nouveaux acteurs, ne participant pas directement au système productif, deviennent des acteurs du processus de patrimonialisation. Cette évolution encouragerait d'une part, comme le montre Davallon et al. (1995), la prise en charge de la patrimonialisation et de la valorisation par les acteurs locaux et renforcerait progressivement la localisation des pouvoirs de décision, et d'autre part pose aujourd'hui la question de l'influence des processus de patrimonialisation quant à la mobilisation d'éléments destinés à une nouvelle fonction, souvent touristique et notamment dans sa contribution à légitimer certaines compétences. Ainsi, nous partons du principe que le processus de patrimonialisation se construit dans l'échange et la confrontation de représentations ; il opèrerait une transformation dans la configuration des rapports de force entre les acteurs et modifierait le statut des objets.

Si l'on poursuit cette idée, parmi les acteurs de la patrimonialisation, l'ethnologue ne peut se considérer extérieur à ce processus. C'est d'autant plus vrai dans notre cas que nous bénéficions d'une convention CIFRE et participons aux travaux de recherche et développement du GIS Alpes du Nord. Nous défendons l'idée que, quel que soit le sujet de recherche, l'ethnologue répond à une question sociale, qu'elle émane ou pas explicitement d'acteurs ou de groupes d'acteurs. Les problématiques de recherche s'inscrivent toujours dans des enjeux sociaux voire sociétaux ; on ne peut les considérer comme déconnectés de l'évolution sociale. Le cadre original de ce doctorat exige une réflexion épistémologique de fond sur l'ethnologue comme acteur, réflexion qui passe avant tout par une ethnographie de la situation, permettant d'insérer l'observateur dans le champ de l'observation. L'ethnologue est toujours un acteur, il participe à la vie sociale, il publie, intervient dans les médias, fait des expertises, réponds à des appels d'offre et du coup interfère dans les choix politiques. Nous proposons, à partir d'une ethnographie fine de notre implication (analyse de notre participation à des comités de pilotage de l'axe "qualité des produits" ou du conseil scientifique du GIS, des discussions avec les techniciens, les responsables professionnels ou institutionnels et les chercheurs, des restitutions auprès de l'AFTAlp, de la diffusion des publications et de l'organisation de réunions débat sur la dimension culturelle et patrimoniale des fromages) et de l'évolution des questionnements (passage de la "composante image de la qualité" à la "composante culturelle de la qualité", transformation des hypothèses de recherche et d'action), de réfléchir aux incidences du cadre de la thèse sur la discipline et sur la manière d'envisager la pratique anthropologique. Les questions porteront notamment sur les éventuelles déformations de la discipline et les manières d'y répondre d'une part pour s'intégrer dans une structure telle que le GIS et d'autre part pour rendre les conclusions de la recherche intelligibles à des non initiés.

Notes
22.

Colloque à l'Université de Nantes, Les cultures populaires. Introductions et synthèses, organisé par la Société d'Ethnologie Française et la Société Française de Sociologie, 9-10 juin 1983.

23.

Le terme populaire est pris dans son sens le plus large. Il recouvre à la fois des savoirs locaux, vernaculaires, voire localisés, des savoirs ouvriers, etc.