2.2.1. Entre tradition et modernité : le patrimoine pour reconstruire du lien

La description des systèmes de production abondance, beaufort et reblochon montre qu'il y a une multiplication des acteurs impliqués qui contribue à brouiller la caractérisation et la définition des produits. Dans quelle mesure cette évolution bouleverse-t-elle les rapports de force entre les différentes catégories d'acteurs ? Par ailleurs, on peut se demander si le cadre normatif ne conduit pas à accroître le poids des justifications scientifico-techniques. Cette perspective soulève l'épineuse question de la légitimité des savoirs, notamment entre savoirs vernaculaires et savoirs scientifico-techniques. La discrimination des critères caractérisant un fromage est l'objet d'enjeux forts car on peut supposer qu'en dépend la reconnaissance de compétences au détriment d'autres. Par ailleurs, l'analyse de cette nouvelle configuration, et son évolution constante, nous permettront de nous interroger sur les niveaux de perturbation qui accompagnent l'introduction de nouvelles règles, de nouveaux acteurs, de nouvelles exigences : quelles sont les incidences de l'introduction de nouvelles pratiques ? Quelle est la marge de liberté en terme d'interprétation et d'adaptation à la situation locale des praticiens par rapport aux normes et règles exogènes ? Quels sont les rapports de forces impliqués dans cette construction sociale ? Comment s'articulent les différentes formes de savoirs ? Comment les processus de normalisation interagissent-ils avec la diversité des savoirs et des produits locaux ? Les appellations d'origine contrôlée reposent sur la construction d'un règlement technique, dont les principaux critères sont publiés dans un décret au Journal Officiel. L'élaboration de ces règlements nécessite de faire des choix, de retenir certains éléments et d'en exclure d'autres. Selon Babelon et Chastel, "un patrimoine se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des sacrifices" (1995 : 101). Le travail préalable descriptif des systèmes de production nous a conduite à analyser les conditions d'élaboration des règles collectives organisant la production : qu'est-ce qui est retenu comme élément significatif dans les règlements techniques ? Comment évaluer et sélectionner les éléments porteurs de sens ? Qu'est-ce qui est écarté ? Sur quoi repose la dimension patrimoniale selon les différentes catégories d'acteurs impliqués des fromages ? Laurence Bérard et Philippe Marchenay soulignent que "tout ce qui est traditionnel n'est pas patrimonial ni patrimonialisable" même si la tradition est "le vecteur de ce qu'on choisit de garder comme opérant, signifiant à l'intérieur d'une culture" (1996). Certaines phases techniques sont modifiées sans pour autant que l'identité du produit s'en trouve à son tour transformée (ex : brassage mécanique), alors que d'autres éléments de la fabrication font intervenir de manière plus forte les savoirs et savoir-faire des producteurs, en particulier concernant la gestion du vivant : l'exemple des ferments que nous développerons est significatif. Dans cette perspective, on peut se demander si la mise à plat nécessaire à la codification écrite des pratiques techniques ne conduit pas à une forme de désappropriation et de décontextualisation des savoir-faire. Dans le même registre, les barèmes de notation des fromages sont un élément important dans la gestion de l'appellation d'origine contrôlée car ils sont une étape de contrôle et de validation du droit à l'appellation : les fromages doivent répondre à quatre types de critères, la forme, le croûtage, la pâte et le goût. La définition de ces critères ne va pas de soi : l'amertume est considérée par les uns comme un défaut de fabrication à éliminer mais comme une caractéristique de typicité pour les autres ; de même, l'esthétisation croissante vient en parallèle à la commercialisation à grande échelle et en GMS, où les fromages sont présentés sur des étals bien agencés et répondant à une exigence de rotation des linéaires. La couleur de la pâte, l'aspect de la croûte, le nombre de trous dans le fromage, sont l'objet d'une attention toute particulière qui n'est pas sans effet sur la place que l'on accorde aux savoir-faire. L'élaboration d'une appellation d'origine contrôlée nécessite d'établir un ensemble de références communes, qualifiant le produit et correspondant à des règles collectives, et donc de construire un dialogue, soit à partir de dispositifs, soit par l'intermédiaire d'un tiers. A partir des normes générales (règlements nationaux et européens), un ensemble d'acteurs participe à cette construction ; on peut distinguer principalement trois catégories : les scientifiques, les techniciens et les agriculteurs. Les acteurs du processus de qualification développent leur argumentation à partir des différentes façons de produire : la spécification des savoir-faire et des pratiques techniques est la base du référentiel commun et induit une certaine logique d'action. Dans quelle mesure limiter la production laitière pour le beaufort à deux races animales, tarentaise et abondance, correspond-il à un choix particulier d'agriculture ? Ce qui semble dénué de sens pour les uns correspond au contraire à des pratiques cohérentes, significatives, pour les autres, possédant leurs propres formes de contrôle. La dimension immatérielle de ces productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles revêt un poids important, souvent sous-estimé lors des procédures de protection. Les savoirs et savoir-faire empiriques sont partie prenante dans l'identité du produit et des producteurs locaux. Il paraît essentiel de prendre en considération tous ces éléments et de montrer que les processus de qualification, et en particulier la production d'un référentiel commun, nécessitent de faire des choix, issus d'un rapport de force entre les groupes d'acteurs impliqués. Mais, comme le soulignait Denis Chevallier à propos des savoir-faire, il n'est pas évident d'identifier, de décrire pour le reproduire, un objet qui par sa nature même se dérobe à l'investigation et à l'explication (1991b : 6). C'est sur la base de l'articulation des trois formes de connaissances, scientifique, technique et vernaculaire, que s'élaborent les règles communes d'action. Nous nous attacherons à montrer que le choix des éléments retenus dans les décrets d'application se fait au détriment d'autres. Les savoirs technico-scientifiques laisseraient peu de place aux savoirs vernaculaires dans un contexte de normalisation. La variabilité, la malléabilité, l'empirisme, sur lesquels reposent les savoirs vernaculaires, seraient considérés comme un poids par les instances chargées de l'évaluation et du contrôle des systèmes de production. Cette situation conduirait à édulcorer et vider de leur substance et de leur sens les critères discriminants où l'enjeu reposerait aujourd'hui sur l'algorythmisation des savoirs vernaculaires, c'est-à-dire leur mise en formule. En outre, se pose ici la question de qui établit les limites entre ce qui est admissible et ce qui ne l'est pas ? Sur quelle base - donc quelle logique - construit-on ces critères ? Le poids des savoirs scientifico-techniques dans un cadre normatif est important : nous montrerons l'élasticité des grilles d'interprétation des normes, en particulier des normes sanitaires, où le "zéro défaut" est l'objectif à atteindre. Toutefois, les acteurs locaux ne sont pas absents des prises de décisions et des dispositifs de contrôle : au sein des systèmes de production, comment mobilise-t-on les compétences des acteurs locaux pour juger de la qualité des produits ? D'une manière générale, la vision des techniciens et des professionnels agricoles (syndicats, chambre d'agriculture) demeure très verticale, selon le modèle de la filière. En revanche, les agriculteurs parlent de "la production" dans une perspective horizontale, territoriale. Nous n'entamerons pas une analyse de discours, toutefois il nous paraît intéressant de relever certains faits récurrents, révélateurs du positionnement de chaque individu. En outre l'augmentation des connaissances techniques des agriculteurs les conduit à être de meilleurs interlocuteurs face aux techniciens ; ils sont également plus à même d'intégrer des innovations technologiques.

Ces deux catégories d'acteurs se rencontrent, échangent et dans ce mouvement les savoirs et les représentations bougent, se modifient, réagissent à leur confrontation. Dominique Bourg analyse, dans L'homme artifice (1996), la place de la technique dans la naissance de l'humanité, en référence à notre arrachement progressif à l'animalité, et affirme qu'on ne peut soutenir la thèse de l'autonomie de la technique par rapport à l'homme. Poursuivant sa réflexion, il observe qu'il existe deux types d'artéfacts, les objets techniques que l'homme fabrique et les objets naturels qu'il transforme, et souligne l'évolution croisée de ces deux catégories : les objets techniques tendent à se rapprocher des objets naturels et la modification de ces derniers les rend de plus en plus proches des machines. Cette analyse semble particulièrement opératoire pour comprendre la place du vivant au sein des systèmes fromagers. En effet, le vivant, tels que les ferments et les races animales, est fortement manipulé et l'objet d'enjeux forts : la relation que les hommes entretiennent avec ces objets est considérablement bouleversée dès lors que la gestion du vivant est revendiquée par des acteurs aux représentations diverses et parfois contradictoires. D. Bourg souligne que "l'avènement des biotechnologies, fondées sur le savoir fondamental de la biologie moléculaire, n'en représente pas moins une mutation profonde, dont l'une des conséquences majeures est de rééquilibrer progressivement l'importance respective des deux catégories possibles d'artéfacts, les objets fabriqués et les êtres naturels modifiés" (1996 : 25). Même si les procédés techniques d'intervention sur le monde vivant sont très anciens, il n'en demeure pas moins que l'on peut se demander, à l'instar de Bourg, dans quelle mesure les races animales, les micro-organismes, les fromages, l'ensemble du vivant, n'appartiennent pas aujourd'hui à une catégorie d'objets hybrides, particulièrement difficile à analyser : une race animale, telle que l'abondance, est sélectionnée génétiquement, répondant à des finalités définies conjointement par des professionnels et des techniciens, et elle est parallèlement l'emblème d'un fromage, d'une communauté d'agriculteur, bénéficiant parfois d'un discours très patrimonial à destination des touristes. L'ambiguïté rend très complexes ces objets et exige une analyse très fine pour comprendre leur place parmi les acteurs impliqués.

Par ailleurs, la multiplicité de ces acteurs a fait réagir les responsables du beaufort et du reblochon : le choix de ces deux syndicats de défense de créer un service technique interprofessionnel (STI) amène à interroger les modalités de transmission et d'acquisition des connaissances : en effet, des techniciens, directement au service des agriculteurs et des fromagers, font-ils l'objet d'une acculturation plus forte en étant au sein d'un service technique interprofessionnel ? En d'autres termes, peut-on envisager qu'un tel cadre professionnel permette de transmettre les valeurs locales attachées aux métiers d'agriculteur et de fromager ? L’acquisition des connaissances techniques est liée à l’acquisition d’un mode de pensée, à un découpage du monde, et à l’intériorisation de valeurs. La formation scolaire des techniciens s'appuie sur un apprentissage des modes de fabrication fromagère génériques, en distinguant les pâtes pressées cuites des pâtes non cuites. Toutefois, la dimension identitaire et le caractère traditionnel des fromages sont absents du contenu de l'enseignement. Sans doute l'acquisition et la compréhension de ces spécificités passent-elles par d'autres voies. Selon Gérard Lenclud "est traditionnel ce qui passe de génération en génération par une voie essentiellement non-écrite, la parole en tout premier lieu, mais aussi l’exemple", (1987:112). Les valeurs et les savoir-faire transmis sont intériorisés ; mais lorsque ce processus n’a pas eu lieu, la projection de ces valeurs est impossible. Ainsi, les techniciens interprofessionnels, bénéficiant d'un encadrement et d'une formation spécifiques, instaurant des relations de proximité avec les agriculteurs, développeraient un discours et adopteraient des pratiques distincts des techniciens d'organismes indépendants des syndicats. Dans quelle mesure ce choix peut-il permettre une contextualisation dans l'espace et dans le temps, des savoirs locaux et des systèmes de production ? En d'autres termes, dans quelles conditions la création d'un service technique interprofessionnel peut-elle renforcer le lien au local ?

Les techniciens d'une manière générale sont très présents sur les exploitations, ils sont des intermédiaires entre organismes professionnels et agriculteurs. Selon les messages qu'ils véhiculent, au travers de leurs connaissances, de leurs pratiques et de leurs représentations, les agriculteurs n'auront pas les mêmes rapports à leur produit. Nous supposons que si les techniciens interprofessionnels transmettent et justifient la perception et les orientations des syndicats de défense auprès des agriculteurs, en particulier certaines catégories d'agriculteurs en décalage ou se sentant peu concernés par les fondements de l'appellation d'origine contrôlée, ceux-ci pourraient être plus à même de comprendre les motivations de leurs responsables professionnels. Il existerait ainsi en quelque sorte un "effet boomerang" où les techniciens joueraient un rôle de médiateur.

Nous proposons donc de développer l'idée selon laquelle transmettre "en interne" des connaissances permettrait de transmettre dans le même temps des valeurs et des prescriptions sociales, selon des modes proches de ce que font les agriculteurs traditionnellement, soit en privilégiant l'oralité et l'empirisme. D'ailleurs, François Sigaut a montré que "tant que la transmission de pensée n'aura pas été inventée, ou quelque machine à écrire dans les pensées qui en ferait office, il faut que chacun apprenne, c'est-à-dire construise ou reconstruise dans sa propre tête ce qui deviendra son savoir. L'acte d'apprendre est individuel, et le maître ne fait qu'en tirer les conséquences lorsqu'il laisse l'apprenti se débrouiller en lui mesurant les explications. Transmettre un savoir, c'est placer quelqu'un dans les conditions les meilleures pour qu'il puisse acquérir lui-même ce savoir, à l'aide de ses propres ressources sensorielles et mentales" (1991 : 42). Cette façon de transmettre savoirs, savoir-faire et valeurs renforcerait la légitimité des techniciens auprès des praticiens. Nous montrerons, sur la base des entretiens et des observations menées in situ, l'importance pour un technicien en situation d'appui technique de connaître et reconnaître les savoir-faire fromagers vernaculaires. Nous avançons l'idée selon laquelle les techniciens du service technique interprofessionnel acquièrent d'autres formes de savoirs que ceux appris à l'école et seraient donc plus à même d'intégrer d'autres façons de faire. Cette idée rejoint les propos de Jacques Bonniel sur les potentialités d'adaptation des savoirs vernaculaires en présence d'autres formes de savoirs : "La culture paysanne peut fort bien négocier son rapport aux autres cultures : les porteurs de cette culture peuvent combiner des savoirs et des éléments hétérogènes pour autant qu'ils puissent les réagencer suivant une matrice autochtone (...). Les savoirs scientifiques, contrairement aux savoir-faire des paysans, apparaissent comme des savoirs délocalisés" (1983 : 26), et en quelque sorte désocialisés. Ainsi, la culture locale, vernaculaire, ne procéderait pas par imitation de la culture savante, technico-scientifique, mais elle ne se construirait pas non plus par opposition. Elle développerait des stratégies qui lui seraient propres. La démarche que nous proposons devra prendre en compte la nouvelle configuration des systèmes de production, c'est-à-dire les nouveaux acteurs (du technicien au consommateur - usager) et les nouvelles activités des agriculteurs, en partant notamment des catégories vernaculaires pour en dégager des catégories scientifiques a posteriori.

Les agriculteurs sont fortement sollicités, et les discours actuels pour une "nouvelle agriculture", parallèlement aux discussions sur la réforme de la Politique Agricole Commune, révèlent l'importance des attentes de l'ensemble des acteurs de la société : entretien de l'espace, production de produits de qualité, systèmes extensifs, exigences environnementales, activités de services (type agro-tourisme).