Cette première étape doit permettre de comprendre la manière dont l'Appellation d'origine contrôlée interfère dans le processus de patrimonialisation et nous conduit à poser une seconde hypothèse dans ce travail. Nous cherchons à comprendre les stratégies de valorisation de la culture technique des agriculteurs et la construction patrimoniale au contact des touristes. Notre hypothèse repose sur l'idée que certains lieux sont susceptibles de construire du patrimoine social, approprié par les acteurs. Certains agriculteurs ont mis en oeuvre des stratégies et des dispositifs pour faire valoir leurs propres conceptions du produit et de leur métier ; nous analyserons les moyens qu'ils mobilisent pour rendre signifiants certains lieux. La question centrale porte sur le rôle de ces lieux, où sont proposées des visites et des expositions à l'attention des touristes : nous supposons qu'ils agissent comme des dispositifs de confrontation et d'échange de savoirs et de représentations et qu'ils permettraient de construire un dialogue sur un bien commun. Nous avons identifié deux types de lieux : les coopératives et les exploitations. Nous cherchons à mettre en évidence que ces lieux se nourrissent d'images patrimoniales, élaborées par les praticiens et données à interpréter aux touristes. Nous chercherons dans cette partie à montrer en quoi les touristes participent à la construction patrimoniale, à ce qui devient légitime dans l'exposition publique et à analyser les liens entre patrimoine et authenticité.
La patrimonialisation - en tant que construction du patrimoine par la société - semble stimuler l'emblématisation d'objets et de pratiques, d'une part pour mieux se reconnaître entre soi et d'autre pour être plus visible et plus lisible à l'extérieur. Une ethnologie des lieux montrera que l'effort de mise en valeur et de décoration interfère avec l'évolution du métier d'agriculteur. A partir d'une description du déroulement des visites et de leur mise en scène, nous tenterons d'expliquer pourquoi les agriculteurs s'orientent vers ces modes de valorisation.
Nous supposons que la valorisation correspond à la fois à une mise en valeur et à l'octroi d'une valeur. Elle nécessite des acteurs et des dispositifs. Nous posons comme hypothèse que ces dispositifs pourraient être considérés comme des "systèmes d'action locaux" (de Sainte-Marie Ch. et alii. 1995) dont les producteurs et les consommateurs potentiels en seraient les principaux acteurs. Par ailleurs, le moment de la visite, c'est-à-dire lorsqu'il y a rencontre entre producteurs et touristes, encouragerait le changement de statut des touristes : le sens de la patrimonialisation correspondrait au passage du statut de touriste à celui de public. Ainsi, la fonction sociale du patrimoine prendrait tout son sens : les dispositifs favoriseraient la dimension patrimoniale et collective puisqu'ils sont l'occasion d'expériences interculturelles entre deux groupes d'acteurs. Nous voulons mettre en évidence ce qui se joue et ce qui se construit lorsqu'il y a rencontre entre les différents protagonistes.
Les touristes deviennent des publics car la patrimonialisation transforme le statut des produits et celui des acteurs. Ils sont curieux, ils ont également des savoir-faire et des représentations sur les produits, sinon pourquoi feraient-ils la démarche de s'inscrire à ces visites ? Si l’on suit Didier Chabrol, selon lequel "la patrimonialisation comprend en effet la notion de transmission de savoirs entre générations, mais également de producteur à consommateur24", il s’agira d’identifier précisément ce qui se transmet : on peut se demander si véritablement des savoirs se transmettent de producteurs à touristes ou s'il s'agit de représentations, des connaissances générales, des valeurs. Dans quelle mesure des acteurs extérieurs, c'est-à-dire non directement impliqués dans les processus de production, peuvent-ils se reconnaître dans l'identité et la patrimonialité des productions fromagères et leur octroyer une valeur ? Nous avançons l'hypothèse que des non-membres de la communauté peuvent également attacher de l'importance à un objet étranger. Ainsi faire la démarche de se rendre dans ces lieux leur permettrait d'avoir un certain regard sur leur propre culture au contact des témoignages de la communauté visitée. Les acteurs - consommateurs, devenus publics, participeraient à la construction patrimoniale des productions dans la mesure où ils apportent leurs connaissances et confrontent leurs représentations à celles des agriculteurs.
Le contenu de la relation au lieu passerait par des objets médiateurs. L'accueil à la ferme donne un sens à l'ancrage territorial des fromages et renforce sa dimension culturelle. En d'autres termes, ces produits sont "bons à penser". Par ailleurs, les races animales sont de plus en plus sollicitées pour contribuer à donner au produit un ancrage local, une "assurance d'authenticité" (Bérard, Marchenay, 1998c). Nous voulons montrer que le rôle joué par ces nouveaux publics interfère dans la construction patrimoniale : ils contribuent à légitimer un métier, une culture professionnelle, certaines formes de savoirs et la valeur marchande attribuée aux produits. Les fromages deviendraient des objets patrimoniaux au travers d'une construction commune entre producteurs et consommateurs sur la longue durée : il s'agirait en quelque sorte d'un mouvement de va-et-vient entre deux groupes d'acteurs, qui d'une part acquièrent des nouvelles connaissances sur le produit, et qui, d'autre part apprennent progressivement à dialoguer. Les agriculteurs capitaliseraient de l'expérience au fur et à mesure des visites à la ferme et des contacts plus ou moins informels avec les touristes, et valoriseraient ces nouvelles compétences en les confrontant à celles des autres agriculteurs, notamment dans les groupements de développement, et en augmentant l'activité agro-touristique sur leur exploitation. Les lieux ainsi décorés, mis en scène, seraient des dispositifs de médiation permettant la discussion entre les groupes d'acteurs : ils provoqueraient les échanges, ils seraient des supports au discours des praticiens, ils lui donnent sens car les objets exposés proposent des liens entre les temps, entre les espaces et entre les hommes. En d'autres termes, ce serait par l'intermédiaire de ces initiatives locales que le "O" de l'appellation d'origine contrôlée prendrait tout son sens.
Par ailleurs, nous voulons comprendre ce qui se transforme dans l'exposition publique des attributs identitaires, c'est-à-dire les savoirs, savoir-faire, pratiques techniques, mais également un ensemble d'objets que les agriculteurs considèrent comme signifiants. Nous proposons de questionner le changement de statut des produits et des acteurs qui s'opère au cours de la valorisation : nous supposons d'une part que les fromages, soit l'ensemble des attributs qui le définit, deviennent un objet patrimonial ; en d'autres termes, le processus à l'origine de la valorisation (mise en scène des lieux, travail collectif de préparation en amont entre les agriculteurs, choix de privilégier les rencontres et les échanges) favoriserait le développement de la valeur culturelle du produit. Sur la base des questionnements précédents, nous poursuivons notre réflexion sur la place des préconisations technico-scientifiques : en effet, nous considérons que leur poids s'accroît dans un contexte de normalisation croissante, laissant peu de place aux savoirs vernaculaires des agriculteurs. Ceux-ci auraient tendance à s'autocensurer car ils ne voient pas comment s'insérer dans un tel cadre normatif : dans le cas des productions abondance, beaufort et reblochon, nous aurons montré dans la première partie que l'élaboration du décret d'application de l'appellation d'origine contrôlée renforce l'influence des techniciens. Nous posons donc comme hypothèse que l'exposition et la présentation publiques - et d'autant plus dans le cas des visites à la ferme que dans les coopératives car elles privilégient les rencontres - de certains objets, savoirs ou pratiques s'inscrirait dans un processus de légitimation de la dimension immatérielle de ces productions. Ce phénomène correspondrait à une volonté des agriculteurs impliqués dans ces démarches de valorisation de se revendiquer comme les dépositaires des attributs identitaires. Ainsi, dans quelle mesure cette revendication correspond-t-elle à un processus de production d'une image - en quelque sorte mythique - d'une certaine culture et est-elle le résultat d'un effort pour lui donner une légitimité qui lui permettrait de se substituer à la culture savante comme modèle dominant, ou de s'imposer comme référent d'une nouvelle identité ? Cette perspective soulève la question de la propriété intellectuelle des savoirs et savoir-faire car la dimension patrimoniale et immatérielle occupe une place prépondérante dans l'identité même et dans le sens des produits concernés. En effet, on peut s'interroger sur ce qui est présenté aux touristes par les agriculteurs et ce qui ne l'est pas : y a-t-il des pratiques ou des ingrédients liés à la fabrication qui sont cachés volontairement ? Nous supposons que certaines innovations technologiques, même si elles sont mises en oeuvre par les producteurs, ne sont pas pour autant intégrées autant comme élément significatif et caractéristique de leur système de production et demeurent du coup des éléments exogènes. Cette perspective conduit à penser que certains éléments sont patrimonalisables et d'autres pas.
Enfin, on peut se demander dans quelle mesure le processus de patrimonialisation pourrait être le produit d'une idéologie de l'authentique. Nous montrerons, à partir de la valorisation locale, que les manières de concevoir l'authenticité sont porteuses d'idéologie ; en d'autres termes, l'authenticité est une valeur. En outre, nous voulons mettre en évidence que les visites à la ferme encouragent la fabrication de l'authentique, elle-même productrice de valeur, notamment de valeur patrimoniale. Dans cette perspective, nous proposons comme hypothèse que la valeur culturelle ainsi dégagée contribuerait à légitimer le prix du fromage. En effet, la publicisation des éléments constituants de l'authenticité conduirait à repenser la patrimonialisation à la fois comme produit de cette mise en valeur et moteur de l'emblématisation d'objets et d'actes significatifs. Parallèlement, la promotion faite par les coopératives, notamment dans la zone beaufort, et d'une manière générale la promotion collective initiée par les syndicats interprofessionnels, est basée sur quelques éléments porteurs en terme de communication. Jusqu'à quel point ces éléments, tel que l'alpage, ne sont-ils pas surinvestis ? En d'autres termes, quels sont les risques de la patrimonialisation ? Dans quelle mesure les objets emblématisés ne risquent-ils pas de se réduire à des images "marketing", décontextualisées, désocialisées, dénuées de tout leur sens ?
Atelier INRA-SAD, CNEARC, CIRAD, Systèmes agro-alimentaires localisés et construction de territoires. Qualification territoriale des produits et développement local, Toulouse, 1998.