2.3. Méthodologie

2.3.1. Le choix des supports de recherche

Le choix des fromages abondance, beaufort et reblochon comme produits supports de la recherche a fait l'objet de discussions et mérite d'être explicité dans la mesure où ce choix résulte de critères qui ne sont pas exclusivement scientifiques. Toutefois, il n'est pas irrationnel, mais au contraire particulièrement significatif des relations entre les systèmes de productions des Alpes du Nord, des tensions entre les acteurs concernés et des enjeux pressentis pour les années à venir.

Tout d'abord, rappelons que les questions relatives à l'image des produits étaient posées initialement par les professionnels agricoles et en particulier les responsables des trois syndicats de défense AOC. Le GIS est intervenu dans un second temps et a reformulé, au travers de réunions rassemblant des personnels techniques, administratifs, des responsables d'organismes de développement, des chercheurs, ces questions pour permettre une problématisation scientifique. Les syndicats soulignaient le fait que les fromages n'étaient probablement pas que des produits alimentaires, mais qu'ils recouvraient également d'autres dimensions, et notamment quelque chose qu'ils étaient selon eux "de l'ordre de l'image".

Mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-sept, année de commencement de la recherche, est également l'année où les trois syndicats AOC ont officialisé leur travail commun en créant l'Association des fromages des territoires rhônalpins (AFTAlp). Elle a pour but d'une part "de participer, dans l'intérêt général des filières de fromages rhônalpins AOC à la définition et la mise en oeuvre des politiques de production, de transformation fromagère et de promotion des produits, en partenariat avec les organisations professionnelles départementales, régionales et nationales chargées de les mettre en oeuvre, d'autre part d'effectuer des propositions d'intervention permettant de traduire de façon opérationnelle le rôle territorial et culturel des fromages AOC rhônalpins auprès de l'ensemble des partenaires intéressés, et, enfin, d'initier, proposer et favoriser la mise en place d'actions techniques contribuant au respect de la qualité et à son amélioration, à tous les stades, de la production à la commercialisation, ainsi qu'à l'information interne et externe commune à ces produits25". L'AFTAlp ne regroupait initialement que les appellations d'origine contrôlée, voulant ainsi démarquer des autres systèmes de productions, jugés trop productivistes et contraires aux orientations de l'AFTAlp. Elle défendait une certaine idée de l'agriculture et par le biais d'une association, le faisait savoir, en particulier auprès des instances régionales au moment des demandes de financement pour divers projets. Entrer dans une logique d'appellation d'origine contrôlée correspond, selon un des responsables interprofessionnels du beaufort, "a accepté de fortes contraintes", c'est se donner les moyens de protéger un produit dans son originalité et ses spécificités. Les syndicats de défense estiment que "l'image de la Savoie [ce terme recouvre les deux départements] est fondée sur [leurs] fromages de qualité mais [que] l'ensemble des produits savoyards en bénéficient". D'ailleurs, les conditions d'utilisation du terme "Savoie" posent problème : les trois syndicats souhaitent des critères stricts "pour ne pas êtres les seuls porteurs des contraintes, mais partager les coûts". Ils ont le sentiment d'endosser seuls les coûts mais d'avoir à partager les rentes. Par ailleurs, le SUACI Montagne est chargé du secrétariat, s'inscrivant ainsi dans un rapprochement beaucoup plus fort des interprofessions. L'AFTAlp, qui n'est pas en contradiction avec d'autres associations existantes, notamment la FNAOC, permet aux trois AOC d'être des interlocuteurs régionaux pour recevoir des financements et être maîtres d'ouvrage d'actions. Ce regroupement renforce à la fois le dynamisme et la vision prospective des systèmes fromagers AOC. Nous n'avons pas détaillé le rôle et la place du SUACI Montagne dans les différentes structures agricoles, pourtant ils méritaient d'être interrogés : le SUACI est secrétaire de l'AFTALP, secrétaire du GIS, il dépend administrativement des chambres d'agriculture de Savoie, Haute-Savoie et Isère, mais a réussi parallèlement à gagner son autonomie et sa légitimité propre grâce à son implication et ses prises de risques depuis sa création en 1970. Nous verrons notamment dans la partie consacrée à l'analyse du cadre de réalisation de la thèse (partie 6) que le SUACI Montagne a été un acteur important dans la conduite du travail, dans les relations avec les professionnels mais aussi dans les difficultés que nous avons rencontrées.

Ainsi leurs questions, formalisées dans le cadre du GIS, portaient bien sur un travail d'éclaircissement des pratiques traditionnelles, authentiques et/ou patrimoniales existantes dans leur système de production afin de mieux les argumenter auprès des consommateurs, des autres structures interprofessionnelles savoyardes ou des administrations. L’obtention de ce signe d’identification, l'AOC, modifie le statut des fromages. Ces produits sont généralement demeurés longtemps des productions domestiques avant de progressivement s’insérer réellement dans les circuits de commercialisation. Les résultats d’une recherche précédente ont montré que l’une des conséquences de l’obtention de l’AOC est de transformer des biens domestiques en biens publics, dans la mesure où, d’une part, de nouveaux acteurs participent et interfèrent dans la qualification et la définition des produits et où, d’autre part, ils sont l’objet d’enjeux qui dépassent le cadre agricole. Ils doivent souvent répondre à des attentes dont les demandeurs n’en reconnaissent pas forcément l’intérêt et le sens. L’appellation d’origine contrôlée favorise l’organisation et la structuration des filières, renforce la patrimonialisation d’une production, l’inscrit dans l’industrie agro-alimentaire, mais elle suscite également des interrogations auprès de ceux qui se revendiquent comme les dépositaires des attributs identitaires. Apparaissent ainsi des stratégies de mise en valeur à l’échelle locale, dont les producteurs fermiers ou laitiers en sont les principaux acteurs. Nous analysons ces actions comme des tentatives de réappropriation de l’identité et du sens des productions. Dans cette perspective, le choix des trois fromages d'appellation d'origine contrôlée comme supports de la recherche apparaît comme l'expression d'une forme d'institutionnalisation de la patrimonialisation.

La problématique nous a donc conduite à choisir des fromages d'appellation d'origine : abondance, beaufort et reblochon. Mais avant de finaliser ce choix, les échanges avec les autres disciplines impliquées dans le GIS Alpes du Nord, et plus particulièrement au cours des discussions du comité de thèse, ont souligné le décalage et la méconnaissance des méthodes de chacun. En effet, pour déterminer les produits supports, certains ont tout d'abord avancé l'idée de prendre des produits proches et comparables : mais il fallait ensuite définir la base à partir de laquelle on évaluait la "comparabilité" des fromages : celle-ci devait-elle s'appuyer sur les modes de fabrication, la composition des troupeaux, la taille des exploitations, les objectifs des groupements professionnels ?. Par ailleurs, d'autres s'interrogeaient sur la nécessité et la pertinence de prendre plusieurs fromages. Enfin, certains proposait de comparer le ou les produit(s) retenu(s) avec un produit témoin, tel que cela est souvent pratiqué dans les sciences expérimentales. Les discussions ont largement insisté sur les méthodes des différentes disciplines, sur la démarche anthropologique qui, de fait, a abouti finalement, à la sélection des fromages abondance, beaufort et reblochon. Elle se justifiait par l'AOC, par leur appartenance à la convention GIS et par leur désir de construire et de mener ensemble une politique spécifique aux AOC des Alpes du Nord. Ce choix a du sens, il est un matériau ethnographique de la recherche en lui-même.

Notes
25.

Statuts de l'AFTAlp, p. 1.