2.3.5.3.2. L'écriture au sein du GIS Alpes du Nord

La phase d'écriture s'est déroulée au sein du GIS Alpes du Nord. Nous n'avons donc pas complètement quitté le terrain. La distance indispensable pour produire un discours anthropologique ne passe pas que par un éloignement géographique, mais également par une rupture épistémologique, par une interrogation sur l'implication et par un retour aux références bibliographiques propres à la discipline. La question de l'objectivation est d'autant plus prégnante que les méthodes de l'ethnologie ne vont pas de soi pour les autres disciplines impliquées. Quatre questions ont guidé notre démarche : quelles sont les modalités et les conditions de l'objectivation scientifique ? Comment analyser notre implication au sein du Groupement d'Intérêt Scientifique des Alpes du Nord ? Quelles sont les incidences sur la recherche ? Dans quelle mesure cette situation interfère-t-elle sur le statut de l'ethnologue et sur son parcours professionnel ? L'objectivité en sciences humaines n'est pas une utopie, et il ne faut pas mythifier la relation au terrain. L'objectivité doit être construite : l'observateur fait part de ce qu'il perçoit, et non pas de ce qui est, et il tient compte de son implication psychoaffective dans sa recherche. Enfin, il doit également avoir décrit et donné une interprétation possible des discours. Selon Georges Devereux, "une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront compte qu'une science réaliste de l'humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont le plus souvent conscients de leur propre humanité, précisément lorsqu'ils la mettent la plus totalement à l'oeuvre dans leur travail scientifique" (1986 : 21). Le recours à la rupture épistémologique est un moyen indispensable pour s'approprier le discours recueilli sur le terrain, pour l'analyser et le restituer dans le texte, mais ce n'est pas une fin ; cette méthode est complémentaire de l'auto-observation. La rupture épistémologique peut devenir un filtre déformant s'il n'y a pas un questionnement sur soi, sur sa pratique. L'insertion au sein du GIS Alpes du Nord exige de les expliciter, d'aller jusqu'au bout de la réflexion pour être en mesure de faire valoir cette approche auprès des autres disciplines.

De façon générale, l'écriture intervient dans l'après-coup du terrain. L'analyse ethnologique fait suite à l'enquête ethnographique, et la narrativité a pour objectif de marquer, d'articuler et de clarifier l'expérience temporelle. Le passage à l'écriture est une phase délicate de la recherche et soulève de nombreuses interrogations. En effet, on peut se demander si le discours recueilli sur le terrain a un statut illustratif, anecdotique et s'il permet de légitimer l'analyse faite a posteriori. L'une des principales difficultés repose sur la façon de le structurer et de l'insérer dans l'analyse.

Si l'on se réfère aux textes anthropologiques passés, on s'aperçoit que le récit a constitué l'un des tout premiers objets d'étude du structuralisme naissant, parallèlement à la parenté. Depuis le milieu des années soixante, ce modèle, qui privilégiait l'étude de la cohérence du texte, a été remis en question par un autre modèle, l'herméneutique, mettant l'accent sur l'activité de la lecture et l'initiative du lecteur dans la construction du sens. La démarche herméneutique a enrichi notre réflexion pour comprendre la place de l'ethnologue et la façon dont il interfère dans des processus locaux. Cette démarche permet de réintroduire le sujet dans le discours, contrairement à l'analyse structurale qui l'occultait. Ainsi, il n'existerait, selon les herméneutes, aucune permanence ni aucune extériorité du sens, dont la présence pourrait être garantie indépendamment du langage. La quête du sens ne peut être stabilisée, solidifiée, réduite à l'univocité du concept. Bien au contraire, l'herméneutique insiste sur le fait que les sciences sociales s'inscrivent dans le temps, allant à l'encontre de la démarche structuraliste à l'égard de la place de l'histoire.

L'approche que nous avons eue du terrain et l'analyse que nous proposons s'est en partie inspirée de la démarche herméneutique. En outre, elle nous semble être une base intéressante pour le travail d'objectivation de la recherche. Dans son ouvrage Vérité et méthode, H-G. Gadamer conclut qu'il y a une opposition entre la distanciation aliénante, c'est-à-dire l'attitude à partir de laquelle est possible l'objectivation, et appartenance, car nous participons à la réalité historique que nous prétendons ériger en objet. Cette distinction nous semble particulièrement opérante dans le cadre de l'analyse des processus de patrimonialisation, même s'il est nécessaire de dépasser cette antinomie, et de mettre en avant la problématique dominante du texte, par laquelle est réintroduite la fonction herméneutique de distanciation : il faut transformer le langage en discours, et le discours en oeuvre structurée. Ainsi l'oeuvre de discours peut être réinsérée dans l'analyse comme projection d'un monde. Mais se pose ici la question de l'implication de l'auteur dans le texte : Ricoeur rappelle que le paradigme de l'interprétation textuelle qui constitue l'objectivité du texte suppose "la fixation de la signification, sa dissociation d'avec l'intention mentale de l'auteur, le déploiement des références non ostentatoires et l'éventail universel de ses destinataires" (1986 : 298).

Toutefois, ces principes d'objectivation ne sont pas suffisants : l'objectivation de la recherche nécessite une remise en cause de l'implication du chercheur, de sa relation au terrain, et du statut de l'écriture. Notre présence sur le terrain perturbe l'observation : l'activité de l'observateur, ses angoisses, produisent des déformations qui sont, non seulement techniquement mais aussi logiquement, impossibles à éliminer. Au moment de la transcription, de la rédaction, faut-il être absent du texte que l'on produit? Quels sont les moyens permettant cette mise en parenthèse de soi ? Lorsque l'observateur est sur le terrain, s'éveillent en lui des sentiments, des sensations, il établit des relations avec les acteurs locaux, le terrain l'interpelle, il le fait réagir. Ce phénomène peut déformer la perception et l'interprétation des informations recueillies. Faut-il résister, ignorer, occulter, ces phénomènes ? Comment prendre du recul, de la distance par rapport à ce que l'on observe ? Mais cette distance peut prendre l'allure d'une méthodologie alors même que toutes les conditions de l'objectivation ne sont pas réunies. Nous pensons au contraire qu'il faut exploiter la subjectivité inhérente à toute observation, en la considérant comme le principe même du processus d'objectivation. Mais cette objectivité doit être définie en fonction de ce qui est réellement possible, et non pas en fonction de ce qui "devrait être" (Devereux, 1986 : 16).

Par ailleurs, la publication de plusieurs articles avant l'aboutissement de la thèse a constitué une base pour l'écriture : d'une part, les critiques des articles sont une source d'enrichissement et de remise en question constructive ; d'autre part, les thèmes abordés correspondaient à des points précis et ciblés traités dans la thèse : les publications ont permis d'y réfléchir à partir de questions spécifiques tout en s'insérant dans la problématique générale ; enfin, certains articles ont été les premiers pas d'une réflexion approfondie sur le cadre original et singulier de la recherche doctorale.