3.1.2.2. Le lait, produit star en Haute-Savoie

Le lait monopolise à lui seul près des trois quarts des livraisons agricoles de Haute-Savoie (72%). La restructuration a été forte : concentration des élevages et de l'industrie laitière, baisse du nombre de vaches et augmentations des rendements, orientation marquée vers les produits de qualité. La SAU couvre 153000 ha, en baisse de 15% depuis les années soixante-dix, lié à une forte diminution des prairies (forte pression foncière en Haute-Savoie).

La part de la production laitière ne cesse de croître : 45% il y a quinze ans, 53% aujourd'hui. Contraints par la politique des quotas à ne pas développer les volumes de production, les agriculteurs haut-savoyards ont su valoriser leurs produits, en particulier dans le cadre de signes de protection et de qualité. L'augmentation régulière du rendement des vaches laitières compense la forte régression des effectifs : -25% depuis l'instauration des quotas laitiers. Les livraisons annuelles de lait se maintiennent autour de 2250000 hl pour une fabrication de 25000 tonnes de fromages. Le panorama des fromages a considérablement évolué : spectaculaire progression du reblochon, le tonnage en tomme multiplié par 3 (de 2000 à 6000 tonnes entre 1980 et 1998), la croissance de l'abondance et la chute de l'emmental, qui s'effondre à moins de 3500 tonnes. On notera que la référence laitière moyenne par producteur est voisine de 120000 litres, légèrement supérieure à la moyenne Rhône-Alpes mais inférieure à la moyenne nationale (150000 litres). Elle varie de moins de 70000 litres dans les cantons de montagne à plus de 150000 litres dans l'avant-pays.

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Le département de la Haute-Savoie compte environ 1500 producteurs de lait : certains livrent leur production à des fruitières, à des coopératives de lait qui revendent à des industriels ou directement à des industriels. Toutefois, l'utilisation du terme "livrent" n'est pas très juste dans la mesure où la livraison du producteur au lieu de transformation a considérablement diminué : le plus souvent, le lait est ramassé par camion sur l'exploitation. D'ailleurs, le ramasseur ne rencontre même plus le producteur car il aspire directement le lait depuis un tank réfrigéré. Les producteurs de lait hauts-savoyards représentent une grande diversité : une très large majorité d'entre eux est située dans l'avant-pays, c'est-à-dire les zones de plaine de Haute-Savoie. L'industrialisation laitière a eu de nombreuses conséquences sur les modes de production et sur la place des producteurs eux-mêmes. Aujourd'hui, ils ne savent pas à quel fromage est destiné leur lait : s'ils sont situés en zone reblochon ou abondance (les deux zones se chevauchent à 90%), le lait servira très probablement à la fabrication de ces fromages ; s'ils sont situés en dehors des zones AOC, le lait peut servir à la transformation en tomme de Savoie, en emmental, en raclette, etc. Ce phénomène a engendré des bouleversements dans l'organisation agricole du département.

Outre le lait, d'autres productions ont su se développer en valorisant les débouchés locaux. La Haute-Savoie compte 10000 habitants de plus et 10000 lits touristiques de plus chaque année depuis trente ans. Les marchés suisses sont proches. Par ailleurs, la zone franche permet de bénéficier d'avantages fiscaux. Ces facteurs sont favorables aux 250 maraîchers et 200 producteurs de pommes et de poires qui commercialisent une production à haute valeur ajoutée, même si les secteurs horticole et arboricole sont en crise : les filières réfléchissent actuellement à une restructuration de fond..

La Haute-Savoie est un pays essentiellement producteur de lait, et on ne peut plus véritablement parler d’élevage dans la mesure où les veaux sont vendus "tout mouillés", c’est-à-dire à quelques jours. Selon un technicien de l’U.P.R.A. abondance (Union de promotion de la race abondance), dans les années soixante-dix, on comptait 80% à 85% d’abondance dans le département, alors qu’aujourd’hui elle ne représente plus qu’environ 40%. Cette baisse s’explique d'une part par l'industrialisation de l'agriculture dans l'avant-pays savoyard plutôt favorable au développement de les races holstein ou montbéliarde et d'autre part par le nombre insuffisant d’ateliers de génisses pour assurer la reproduction de la race abondance. Beaucoup d'éleveurs se sont tournés vers les montbéliardes. Cependant, plusieurs d’entre eux nous ont confié que celles-ci supportaient moins bien la transhumance et la période d’inalpage que les abondances. Ils restent très fortement attachés à la race bovine locale : les fermiers ont même demandé récemment, lors de la révision du décret reblochon35 qu’il soit obligatoire d’avoir un troupeau composé exclusivement d’abondance, notamment pour la mention "fermier". Les éleveurs vendent donc les veaux à 8 jours, et ils les rachètent parfois à 3 ans, lorsqu’ils sont devenus génisses : ainsi d’une part ils ne prennent pas le risque d’élever un veau qui ne conviendra peut-être pas au bout de trois ans, et d’autre part ils connaissent leur origine. Depuis octobre 1991, date du centenaire de la race abondance qui a été l’occasion d’une fête, les inséminations ont augmenté : cette race, longtemps jugée folklorique, est à nouveau mise en avant par les éleveurs.

Le phénomène de domestication est le facteur déterminant des processus d’évolution et de différenciation du "matériel animal" (Audiot 1995) et l’éventail actuel des races est un enjeu supplémentaire dans les revendications identitaires. Nous verrons la place qu’occupent les races bovines locales, abondance, tarentaise, dans les démarches de valorisation et dans la gestion des milieux naturels36. Selon Annick Audiot, "une politique normalisante de la conservation aurait tôt fait de devenir réductrice et simplificatrice et risquerait, à terme, en entraînant une unification des objectifs et des méthodes, de gommer la personnalité et les compétences de chaque race menacée, et, par voie de conséquence, d’accélérer le phénomène d’extinction", (1995 : 192). Dans le système agro-pastoral haut-savoyard où l’activité d’élevage et la production fromagère étaient interdépendants, l’accentuation de l’une ou l’autre provoque des déséquilibres susceptibles à long terme d’être préjudiciables à la spécificité des fromages. Par exemple, les producteurs fermiers d'abondance pensent que "la race bovine locale abondance est un élément essentiel pour obtenir un produit de qualité, elle est adaptée aux contraintes pédo-climatiques des zones de montagne et son lait a une bonne aptitude fromagère". Nous verrons par la suite les moyens mis en oeuvre pour assurer le maintien de cette race dans le système productif et pour la promouvoir, principe commun au trois AOC étudiées.

Notes
35.

Les interprofessions peuvent, à leur demande, obtenir une autorisation de révision de leur décret.

36.

L'étude que nous avions menée sur l’exemple de l’évolution de la race piémontaise (Italie) orientée vers la production de viande par les instituts d'élevage alors que parallèlement des pratiques illicites de reproduction par monte naturelle en alpage privilégiaient la production de lait, montrait les risques pour la survie de l’espèce et les différences de représentations de l'animal (Faure 1996b).