3.1.2.3. Les systèmes agro-pastoraux alpins

Le système agro-pastoral s'appuie sur une migration saisonnière de l'exploitation en vallée vers la "montagne" en été, système rythmé par la croissance de l'herbe. Les vaches et les hommes de la montagne vont effectuer un parcours de "100 jours" de la Saint Jean à la Saint Michel37. La terminologie relative à ces déplacements est variable : "montagne", "emmontagner" et "démontagner" dans les Alpes du Nord françaises, "inalpe" et "désalpe" en Suisse, "estive" dans les Alpes du Sud... Les façons de parler de la vie en montagne sont aussi diversifiées que les pratiques des agriculteurs. La vie pastorale des Alpes du Nord est organisée autour de l'unité d'exploitation que constitue la "montagne" et celle-ci ne s'évalue pas d'après sa superficie mais selon le nombre de vaches qu'elle peut recevoir (Viallet 1993). En Savoie et en Haute-Savoie, plusieurs systèmes ont co-existé, notamment la "petite montagne" et la "grande montagne", que l'on peut encore observer aujourd'hui. Ces deux systèmes, comprenant chacun plusieurs configurations possibles, représentent les grandes lignes de l'exploitation de la montagne. La petite montagne correspond à un effectif réduit de vaches laitières avec peu d'amplitude entre le nombre d'animaux estivés et d'animaux hivernés. La main d'oeuvre était essentiellement familiale et la quantité de lait produit ne permettait que la fabrication de fromages de petits formats (tommes, reblochons). Ce système prédominait en Chablais38, Oisans, Maurienne, Briançonnais (Arbos 1922). Pour illustrer, l'organisation pastorale39 des agriculteurs de la Vallée d'Abondance et de la Vallée de Thônes est significative : au printemps, les animaux sont mis à l'herbe, c'est-à-dire conduits sur des surfaces herbagères proches de l'exploitation, puis commence la montée en alpage. Les "montagnettes", pâturages à basse altitude, constituent la première halte pour le troupeau : il y demeure environ un mois, souvent en juin. Durant les deux mois d'été, les hommes et les troupeaux vivent dans les hauts pâturages, dont les chemins rendent encore parfois l'accès difficile. Il est fréquent que les agriculteurs "remuent", c'est-à-dire se déplacent d'un chalet à l'autre pour suivre la montée de l'herbe40. La transformation fromagère est assurée sur place durant la période estivale. Dans le cas de l'abondance, la baisse de la production laitière en fin d'alpage – les vaches vêlant traditionnellement à l'automne – contraint les fermiers à fabriquer des "petits abondances41" appelés "tommettes" ou "tomme d'abondance". La descente d'alpage se fait sur le même modèle que la montée, à savoir l'arrêt sur les montagnettes et l'utilisation des pâturages proches de l'exploitation, sur lesquels les agriculteurs font les foins lorsque les vaches sont sur les plus hautes surfaces d'alpage. L'hiver, les animaux ne sortent pas de l'étable et sont nourris selon les critères du règlement technique de chaque appellation. Les fermiers alpagistes louent parfois les troupeaux des éleveurs à la retraite : ceci permet – en particulier dans le cas de l'abondace et du beaufort - d'accroître la quantité de lait et ainsi de fabriquer des fromages dont la taille et le poids correspondent aux critères de l'AOC. Il s'agit également d'une pratique ancienne où le montagnard louait des bêtes et exploitait les surfaces d'estive. L'alpagiste était le propriétaire des terres et non l'exploitant. Ce type de location, sans contrat écrit, est en fait un accord entre fermiers et propriétaires de terres, qui, en contrepartie, leur permettent d'utiliser gratuitement un chalet ou un pâturage. Il est intéressant de noter la dichotomie entre le statut de l’écrit et de l’oral : des pratiques d’arrangement subsistent dans un contexte où l’écrit prime dans nos sociétés. Cependant, l’entente orale subsiste encore dans la vallée d’Abondance et d’une génération à l’autre, les alpagistes fréquentent les mêmes alpages. Ce type d’accord est fréquent et permet une plus grande flexibilité des relations, mais surtout, il peut être la source de formes de sociabilité qui disparaissent lors de l’introduction de l’écrit. Ces relations renforcent la permanence de l’usage. Les alpages communaux sont gratuits car les alpagistes entretiennent les espaces et les propriétaires terriens autorisent les fermiers à pâturer sur leurs terres dans la mesure où ces derniers soit prennent dans leur troupeau les bêtes du propriétaire soit donnent une partie de leur production fromagère en fin d’alpage.

Un second type d'exploitation repose sur une superficie d'alpage beaucoup plus importante avec des troupeaux dépassant une centaine de vaches : c'est la "grande montagne". Dans ce système, le lait est transformé en gros fromage, notamment en beaufort. Hélène Viallet a montré que les documents d'archives attestaient de l'influence déterminante des fromagers suisses dans le savoir-faire et le matériel utilisé pour la fabrication du gruyère. Ces fruitiers ont été largement utilisés dans les alpages savoyards à partir de la fin du XVIIIème siècle. Ce sont eux qui ont imposé peu à peu leur méthode et leur technique, qui pour l'essentiel sont retenues dans le cahier des charges actuel pour l'élaboration du produit. On notera d'ailleurs que les Suisses sont en retard aujourd'hui sur les dispositifs de protection par rapport à la France, même s'ils se sont engagés de façon volontariste dans la mise en place d'une législation proche de celle adoptée à l'échelle européenne. Les controverses sur l'utilisation de la dénomination "gruyère" sont nombreuses et contraignent l'ensemble des professionnels agricoles du massif des Alpes (en particulier beaufort, gruyère gras des Bauges, comté et gruyère suisse, emmental) à se positionner sur ce sujet42.

De façon générale, le gérant de l'alpage recrute de la main d'oeuvre salariée : d'une part un vacher ou "berger" ayant la charge du troupeau, et d'autre part un fromager si le lait est transformé à l'alpage dans une fruitière saisonnière. Ce système est pratiqué dans le Massif de la Chartreuse, du Mont-Blanc, de Belledonne, de la Tarentaise et du Beaufortain. Toutefois, on peut distinguer deux variantes du système de la grande montagne : une gestion privée (Beaufortain et Haute-Tarentaise) et une gestion collective (moyenne Tarentaise) avec un fruit commun.

Dans le premier cas, l'alpagiste prend dans son propre troupeau des vaches laitières appartenant à des agriculteurs qui ne montent pas en alpage ; ceux-ci s'occupent le plus souvent de faire les foins pour l'alimentation hivernale des animaux. Dans ce système, il est fréquent que l'alpagiste transforme le lait sur place. A la descente de l'alpage, c'est à son tour le plus souvent de confier ses animaux aux autres agriculteurs qui disposent de fourrages suffisants : on parle de "mise à l'hiverne". Selon Guy Burlereaux, "cette pratique a une fonction régulatrice par rapport aux aléas climatiques" (1994 : 31).

Dans le second cas, les éleveurs mettent en commun leurs bêtes – et parfois leur lait pour la transformation en fruitière - et se partagent les tâches agricoles (réparation de chalets, entretien des chemins et des écoulements d'eau, épandage du lisier et des boues). Le fruit commun correspond à "l'exploitation en commun d'une propriété rurale communale ou comprenant plusieurs propriétés particulières assemblées, destinées à recevoir pendant la belle saison sur ses pâturages de grands troupeaux, en général trop nombreux pour appartenir à un seul. De plus dans ce cas, les tâches sont spécialisées par individu" (Buttin, 1943 : 13). Aujourd'hui, les éleveurs se regroupent dans des groupements pastoraux dont le cadre juridique est adapté au système. En outre, le fruit commun comporte des avantages pour les sociétaires, notamment pour remédier aux inconvénients de la petite propriété : en effet, selon Buttin, le fruit commun est "un moyen pour les petits propriétaires d'échapper à l'emprise et aux exigences des gros montagnards ou des adjudicataires des pâturages" (1943 : 16), avantage encore d'actualité même si la situation a évolué.

Pour illustrer le système de la grande montagne à gestion collective, le groupement pastoral du Cormet d'Arêches est un exemple intéressant : il regroupe environ 350 vaches laitières des communes de Granier et de Valezan (vallée de la Tarentaise, Savoie). Le groupement compte 13 sociétaires ; les animaux pâturent sur un alpage communal de 1100 hectares, s'étageant de 1600 m à 2300 m, avec un versant nord et un versant sud43. Bien qu'étant un alpage communal – le bail de location est gratuit – les agriculteurs paient environ 300 FF par tête inalpée pour l'entretien des routes. La fruitière saisonnière de Plan Pichu transforme durant l'été près de 400 000 litres de lait pour 1150 pièces de beaufort. Etant donné qu'il s'agit de plusieurs troupeaux, composés à 75% de vaches de race tarentaise, les fromages ne peuvent pas prétendre à la mention "chalet d'alpage", réservée à la transformation du lait d'un seul troupeau ainsi que nous le détaillerons dans l'ethnographie consacrée au beaufort. Toutefois, l'indication "alpage de Plan Pichu" sur les étiquettes octroie la possibilité de contourner le problème et donc de vendre à bon prix les fromages. L'organisation en groupement pastoral permet notamment de mieux répartir les tâches entre la traite, la transformation fromagère, la fenaison, etc. L'hiver, les agriculteurs livrent leur lait à la fruitière de Valezan, remise en état en 1992 après la fermeture de celle de Granier. L'entretien de deux fruitières n'était pas envisageable. Aujourd'hui, cette organisation permet au groupement d'être en autonomie fourragère, c'est-à-dire de produire sur place la totalité du foin nécessaire à l'alimentation des bêtes en hiver et non d'acheter du foin, parfois hors zone AOC.

Le sens de l'inalpage ne se réduit pas à l'exploitation optimale des ressources herbagères. L'alpage est aussi le lieu privilégié de la transmission des savoirs et des savoir-faire et des prescriptions sociales (Faure 1996a). La cohabitation entre plusieurs générations, en particulier en production fermière, même si les tâches agricoles nécessitent une nouvelle organisation du travail (descente en vallée pour les foins), encourage cet apprentissage. En outre, inalper rend significatif le système agro-pastoral : il permet de se reconnaître entre soi, d'affirmer sa culture montagnarde et contraint également les agriculteurs à l'entraide (prise en charge des enfants lorsque commence la saison d'alpage et que l'école n'est pas finie, ravitaillement des chalets, etc.).

Notes
37.

La durée symbolique de "100 jours" se retrouve dans toutes les Alpes, françaises, suisses et italiennes, même si dans la pratique la période d'inalpage dépend également d'autres contraintes, notamment climatiques. Les explications sur ce phénomène sont floues : s'agit-il de la rémunération des salariés traditionnellement calculée sur 100 jours ? Le 29 septembre est-elle la date limite de paiement des baux ? Aucun auteur n'apporte de raisons claires à cette durée symbolique, ni les agriculteurs rencontrés, que l'on retrouve pourtant dans l'ensemble des Alpes du Nord.

38.

L'abondance, bien que faisant partie des fromages de garde, est l'un des plus petits fromages de type gruyère. On peut imaginer que le modèle de propriété et l'influence des fromagers suisses sont à l'origine de cette particularité.

39.

Nous entendons par "organisation pastorale" la définition proposée par Savini I. et alii. : "Nous désignons sous cette expression la manière dont les acteurs d'un système pastoral organisent (en pensée) et utilisent (en pratique) l'espace pastoral, cette dualité conception / action étant indissociable dans la pensée pratique : les acteurs pensent l'espace en s'appuyant sur l'expérience qu'ils ont de son utilisation, ils l'utilisent conformément à la représentation qu'ils s'en font" (1993 : 141).

40.

Certains agriculteurs remuent jusqu'à quatre fois en alpage. On imagine les enjeux des mises aux normes des ateliers de fabrication, des caves d'affinage et des étables, dans ces conditions. Ce contexte a conduit certains producteurs à modifier leurs modes d'exploitation des alpages, jusqu'à abandonner certains lieux de pâture d'altitude.

41.

On notera d'ailleurs que selon les producteurs fermiers de la Vallée d'Abondance, il n'était pas rare que ces fromages soient fabriqués en mélangeant les laits de vaches et de chèvres. A l'heure actuelle, la législation française ne permet plus ces pratiques. Toutefois, le syndicat de défense du fromage abondance réfléchit, dans le cadre de la révision du décret, à baisser le poids minimum requis pour l'appellation d'origine contrôlée, afin de ne pas pénaliser la production fermière pour les fabrications de fin d'alpage.

42.

Les Suisses ayant obtenu depuis peu une appellation d'origine contrôlée pour le gruyère de l'Etivaz, les agriculteurs savoyards cherchent à se positionner le plus rapidement possible car d'autres groupements, notamment le SIGF, veulent définir un cahier des charges minimal pour le gruyère français. Mais la caractérisation des spécificités du gruyère pose problème car les acteurs impliqués mettent en avant des caractéristiques très différentes. L'enjeu est important car le gruyère est produit dans toute la France même s'il est fortement revendiqué par le beaufort et le comté. A l'heure actuelle, la Suisse ne faisant pas partie de l'Union Européenne, la réglementation ne s'applique qu'à l'intérieur de ses frontières. Toutefois, si cette situation change, l'AOC peut devenir une AOP et les agriculteurs français ne pourront plus bénéficier de la dénomination gruyère.

43.

Selon le fromager, lorsque les bêtes pâturent sur le versant nord, le goût des fromages est plus long à venir. En revanche, les fromages issus de lait du versant sud ont un goût plus marqué. La transformation fromagère nécessite des savoir-faire spécifiques car le fruitier doit pouvoir s'adapter aux variations du lait. La matière première évolue et varie différemment selon les animaux et leur alimentation.