3.1.2.4. La naissance des fruitières

Historiquement, Daniel Ricard (1994) caractérise la fruitière comme un phénomène comtois dans lequel les producteurs mettent en commun leur lait, le "fruit", de leurs vaches pour le transformer en un fromage à pâte pressée cuite : le "vachelin". L'apparition des premières fruitières daterait du XIIIème siècle, époque à partir de laquelle elles se seraient diffusées sur toute la chaîne du Jura. Il y a eu tout d'abord le système du "tour" ou du "petit carnet" : il s’agissait d’une organisation de prêt mutuel du lait ; chaque paysan reçoit pour un jour le lait de tous : il utilise le chaudron ou la seille collective et il garde les produits fabriqués (fromages, beurre, fromages blancs ou frais...). La fréquence du tour est proportionnelle à l’apport quotidien de lait, mais ce système permettait aux plus petits producteurs de bénéficier également du tour. A cette époque, c’était le groupe familial, et non pas l’individu, qui était la cellule première : c’était l’unité qui travaillait, consommait et possédait l’espace.

Le développement des échanges et le succès de ce système ont contraint les paysans à remodeler ce mode de fabrication, qui est allé en se complexifiant : le système du tour ou du petit carnet est remplacé ensuite par le système du "grand carnet", proche de la fruitière ou coopérative que l’on connaît aujourd’hui. Cette fois-ci, le tour ne concerne plus que les produits secondaires, tels que la crème, et les fromages n’appartiennent plus aux agriculteurs, mais à la société. Le fromager est salarié de la société et responsable de la fabrication.

Les fruitières se développent en Haute-Savoie à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, mouvement largement influencé par les fruitiers suisses. La fruitière était autrefois un lieu où fromagers, agriculteurs et villageois se rencontraient, discutaient, et échangeaient les dernières nouvelles. Les agriculteurs y apportaient le lait deux fois par jour, matin et soir. Il était fréquent de trouver une boîte aux lettres et un panneau d’affichage communal sur les murs de la fruitière. Souvent le bâtiment regoupait également l'école et la mairie. La fruitière était le centre de la vie villageoise ; ces rencontres biquotidiennes et les idées qu’on y échangeait contribuaient à renforcer le sentiment de solidarité qui unissait les membres du village. Marc Augé (1992 : 87) définit le lieu anthropologique, opposé au non-lieu, comme un lieu identitaire, relationnel et historique : on rejoint ici les caractéristiques de la fruitière, c’est un lieu où s’articulent un ensemble de possibilités, de prescriptions et d’interdits ; elle symbolise les attentes des villageois et matérialise leurs aspirations. Par ailleurs, c’est le lieu où la matière première est transformée : lorsque le lait est apporté à la fruitière, il est encore de la matière brute. C’est dans ce lieu que les compétences techniques sont mises en jeu, le lait transformé en fromage réifie cette modification et souligne la maîtrise du vivant par le fromager. Ainsi il semble que la fruitière incarne la frontière entre le sauvage et le cultivé. Au sein de la fruitière se concrétisent les savoir-faire : le fromager met en oeuvre ses connaissances techniques, il modifie les propriétés intrinsèques du lait le faisant passer du liquide au solide. Enfin, le fromager est parfois également affineur : la période passée en cave est sans doute la plus mystérieuse ; c’est à ce moment que l'on peut juger des savoir-faire du fromager : l'affinage est une phase critique dans le processus de fabrication encore mal connue des technologues. Ainsi la fruitière donne et fait sens, elle est le lieu où se joue la connaissance et la reconnaissance des savoir-faire.

Aujourd'hui, les coopératives à gestion directe ont remplacé les fruitières, même si les fondements du système coopératif demeurent. Toutefois, les producteurs de lait sont déconnectés du lieu de transformation dans la mesure où ils sont peu nombreux à livrer encore eux-mêmes leur lait à la coopérative ; le plus souvent, un camion assure le ramassage deux fois par jour et ils ne connaissent pas toujours avec certitude la destination finale de leur lait.