Pour comprendre le contexte et les enjeux de l'agriculture alpine, il est nécessaire de faire un détour par les groupements de développement agricole : en effet, ils se sont développés d'une manière très spécifique dans les Alpes, en marge et à contre-courant parfois de la tendance nationale. Ils sont pour beaucoup à l'origine de l'organisation professionnelle en Savoie (relance de la production du beaufort par la généralisation – et la création dans certaines vallées – de coopératives à gestion directe) et en Haute-Savoie (organisation collective pour les machines agricoles).
Les fondements du système de vulgarisation - développement sont à rechercher dans la culture de coopération et de mutualisme, très ancrée dans l'agriculture française : ce système répondait aux attentes des petites exploitations familiales majoritaires en France51.
A la fin du XIXème et au début du XXème siècle, le Ministère de l'Agriculture a pris des initiatives pour renforcer ce système de vulgarisation - développement en créant les Directions des services agricoles (DSA, ancêtres des Directions départementales de l'Agriculture et de la Forêt, DDAF) et des établissements d'enseignement agricole (publics et privés). Les DSA ont impulsé une approche locale pour montrer les bienfaits du progrès technique. Mais les conseillers des DSA avaient une vision assez élitiste, ils étaient fonctionnaires et appliquaient la politique de l'Etat : les relations avec les agriculteurs étaient fondées sur le modèle maître - élève, sans la participation active des agriculteurs. Selon Jacques Pinon, ancien directeur de la FNCETA, "nous étions en présence d'un système de vulgarisation qui, trop souvent, fonctionnait comme si les uns savaient et les autres ne savaient rien"52. La FNSEA a souhaité reprendre à son compte le développement agricole, mais l'Etat ne voulait pas enfermer les agriculteurs dans un monolithisme syndical. Il a accepté de confier cette responsabilité à la FNSEA sous condition d'adhésion libre : les agriculteurs pouvaient faire partie d'un groupement sans être obligé d'adhérer au syndicat. Ainsi se sont déployés des groupements de vulgarisation agricole (GVA), sous l'impulsion des responsables syndicaux qui voulaient "occuper le terrain". Parallèlement, des groupements spontanés d'agriculteurs ont vu le jour : les Centres d'études techniques agricoles (CETA). Le premier CETA (le CETA du Mantais) a été créé en 1944 dans le bassin parisien par un agriculteur conscient que l'agriculture française avait pris beaucoup de retard durant la guerre. Il s'agissait donc de se regrouper et d'intégrer des innovations technologiques pour produire, progresser, afin de contribuer au redressement de la France. Durant les cinq années qui suivirent, une dizaine de CETA furent créés dans le bassin parisien. Vers 1949, un agriculteur de la Loire a adapté les CETA à des exploitations de plus petites tailles, car il ne fallait pas oublier la nécessité d'aider et de contribuer au développement de ces exploitations : c'est à la suite de cette initiative que sont apparus les CETA de petites cultures, aux côtés des CETA de grandes cultures. Dans les années cinquante, deux types de groupements cohabitaient donc : les GVA et les CETA. Le tableau ci-dessus présente leurs spécificités respectives :
GVA | CETA |
Approche collective | Approche élitiste |
Réunion du plus grand nombre d'agriculteurs et oecuménisme | Regroupement d'agriculteurs performants |
Approche technique puis sociale et politique | Approche axée sur la modernisation des exploitations et du matériel agricole |
Les GVA ont permis la reconnaissance de l'identité d'agriculteur. | Les CETA ont été le lieu d'une réflexion sur les progrès techniques et un laboratoire d'expériences. |
En 1951, a été créée la Fédération nationale des CETA (FNCETA) et en 1958 la Fédération nationale des GVA (FNGVA), section technique de la FNSEA. En 1959 paraît un décret reconnaissant officiellement l'existence des groupements.
Extrait du Décret du 11 avril 1959 portant statut de la vulgarisation agricole
La vulgarisation agricole est la diffusion des connaissances techniques, économiques et sociales nécessaires aux agriculteurs pour, notamment, élever leur niveau de vie et améliorer la productivité des exploitations. Elle est assurée, sous l'autorité du Ministre de l'Agriculture, par ses services et, sous contrôle, par les établissements publics, les collectivités publiques, les organisations professionnelles et tous groupements ou personnes privées.
La vulgarisation agricole est réalisée avec la participation des agriculteurs. Cette participation se fait par des groupements d'agriculteurs librement constitués53, qui appliquent, sous leur responsabilité, les programmes arrêtés pour la diffusion des connaissances agricoles.
Des conseillers agricoles mettent en oeuvre, sous l'autorité directe des groupements, les programmes de vulgarisation. Ils sont recrutés par le groupement ou mis à disposition par convention passée entre ledit groupement et une collectivité publique, un établissement public54 ou un organisme professionnel.
Mais progressivement sont apparues des rivalités entre les deux structures, FNCETA et FNGVA. Pour résoudre ce problème ont été mis en place des conseillers régionaux communs aux deux structures.
En 1966, un décret institue le financement du développement agricole, géré par l'Association nationale de développement agricole (ANDA), composée paritairement de représentants de la profession et de l'administration. Mais en 1976, l'ANDA, ne souhaitant pas financer plusieurs structures, met sous condition son financement : elle demande le regroupement au niveau national de la FNGVA et de la FNCETA. De la fusion naîtra la FNGEDA, devenue aujourd'hui TRAME (Tête de réseau pour l'appui méthodologique aux entreprises), qui regroupe la FNGEDA, la FNASAVPA (salariés d'exploitations agricoles), BCMA (Bureau commun des machinistes agricoles), soit l'ensemble des structures qui travaillent sur les questions de développement agricole. A l'époque du regroupement, les conseillers, au départ embauchés par les groupements, passent progressivement dans les chambres d'agriculture, car les groupements n'avaient plus les moyens financiers pour garantir les salaires et offrir des perspectives de carrière intéressantes. Actuellement, les techniciens dépendent d'un SUAD et sont d'une manière générale mis à disposition à mi-temps dans les groupements.
Cette rapide présentation de l'évolution du développement agricole en France nous éclairera au moment de l'étude des trois productions fromagères abondance, beaufort et reblochon dans la mesure où les groupements locaux jouent un rôle important dans l'organisation sociale. La perspective nationale et historique sera une référence pour comprendre les spécificités alpines.
Pour retracer brièvement l'histoire du développement agricole et dégager les spécificités alpines, nous avons rencontré plusieurs responsables départementaux ou régionaux – en activité ou à la retraite – de ces structures, contacté par téléphone des responsables nationaux et recueilli la bibliographie relative à cette question.
Exposé de J. Pinon, "De la vulgarisation du progrès technique au développement agricole", sl., sd., communication personnelle de JP. Leconte, TRAME.
Centres d'études techniques agricoles (CETA), Groupements de vulgarisation du progrès agricole (GVA), masculins, féminins ou mixtes, notamment.
Chambre d'agriculture en particulier.