3.2.2.2. Des modes de fabrication

Le fromage abondance est une pâte mi-cuite ; il est fabriqué à partir de lait cru entier provenant de vaches abondance, tarentaise ou montbéliarde exclusivement et affiné 90 jours minimums. Nous avons suivi de nombreuses fabrications, en fermier et dans des petites fromageries, type fruitière70. Nous n'avons pas été autorisée à assister à la transformation dans les grosses unités ou appartenant à des industriels laitiers. Toutefois, nous avons malgré tout obtenu des entretiens avec certains responsables.

La transformation à la ferme commence tôt le matin : l'horaire de traite varie selon les exploitations et la saison. En alpage, certains producteurs entament la traite à 4 heures du matin. Mais plus généralement, la journée de l'éleveur commence à 5 heures. Dans toutes les exploitations où nous nous sommes rendue, la machine à traire avait remplacé la traite à la main, sauf pour les producteurs qui avaient également un troupeau de chèvres. Dans ce cas, si le cheptel ne dépasse pas une quinzaine de têtes, les producteurs traient à la main, souvent en famille : la traite des chèvres est singulièrement une première approche de l'animal pour les enfants. Les parents initient les enfants à la traite, mais de façon plus générale au respect de l'animal, à sa conduite, à sa domestication, grâce aux chèvres. Les parents prennent les mains des enfants, les posent sur les trayons et massent. Progressivement, les enfants apprennent à traire en s'exerçant chaque jour sur un animal qu'ils affectionnent tout particulièrement. En effet, la chèvre ne fait pas peur à un enfant, au contraire elle semble l'éveiller : nous avons assisté à plusieurs reprises à des jeux où l'enfant provoquait la chèvre, puis s'accrochait à elle et finalement partait en courant se réfugier dans un coin de l'exploitation. Ces jeux font partie d'un processus cognitif à l'égard de l'animal car l'enfant apprend à connaître les limites de sa relation avec la chèvre, mais ces jeux s'inscrivent plus généralement dans un processus de domestication sans cesse renouvelé de génération en génération. L'enfant, en grandissant, sera amené vers les vaches, animaux plus imposants, dont le rôle productif dans la vie et la survie de l'exploitation est essentiel. La traite des vaches débute vers 5 heures : le lait est directement versé en cuve.

message URL photo1.jpg
Photo 1 – Machine à traire. Le lait aujourd'hui passe directement du pis de la vache à la cuve grâce à la généralisation des machines à traire et des pipe-laits (Pays de Gavot, 1999, M. Faure).

Dans certaines exploitations, surtout en alpage, il n'y a pas de pipe-lait : le lait est ainsi d'abord versé dans des bidons, ensuite filtré et déversé dans la cuve. L'ensemencement a lieu au début de la traite, dès les premiers litres de lait. Le règlement technique de l'abondance précise "qu'en vertu des usages locaux, loyaux et constants, les levains lactiques utilisés pour la fabrication sont de type thermophile avec éventuellement des mésophiles en appoint." Les bactéries lactiques sont des organismes unicellulaires qui ont besoin de substances hydrocarbonées, telles que des sucres, de l'alcool ou des acides organiques, pour se développer. Certaines d'entre elles sont utilisées pour leurs propriétés acidifiantes et aromatisantes dans de nombreux produits laitiers. Elles sont en effet responsables de la fermentation lactique, transformant le lactose du lait en acide lactique.

Dans le cas du fromage abondance, l'ensemencement est encore relativement diversifié d'un atelier à un autre. Toutefois, les transformateurs achètent majoritairement leurs ferments soit à l'Institut Technique du Gruyère, soit à la coopérative de reblochon de Thônes. Les ferments peuvent se présenter sous forme de yaourts ou lyophilisés, prêts-à-l'emploi ou nécessitant une préparation. Par ailleurs, nombreux sont les producteurs à utiliser des yaourts du commerce, pratique qui s'est généralisée également en reblochon. Mais les utilisateurs de ces yaourts estiment le plus souvent qu'ils fabriquent "sans ferment" car le terme de ferment est assimilé aux produits issus d'une sélection en laboratoire et employé en transformation industrielle. L'ensemencement se fait à une température comprise en 32°C et 34°C.

La traite dure environ une heure, en fonction du nombre de vaches ; c'est le temps de maturation du lait. En production fermière, le lait est emprésuré immédiatement après la traite. Mais un délai de 24 heures71 est accordé tant en transformation fermière qu'industrielle, permettant dans ce cas de ramasser les laits de plusieurs exploitations même éloignées. Par ailleurs, il n'y a pas d'obligation en fermier d'une transformation bi-quotidienne, comme cela peut être le cas dans d'autres appellations. La différence entre fermier et laitier réside – dans le règlement technique – principalement sur l'obligation d'une transformation sur le lieu de l'exploitation ou le lieu de traite du lait d'un seul troupeau pour la production fermière72.

L'emprésurage, c'est-à-dire l'ajout d'une enzyme de la caillette de veau dans le lait, provoque une coagulation du lait. Aujourd'hui, tous les transformateurs utilisent de la présure commerciale, vendue en bidon. Cette pratique présente l'avantage d'avoir des présures stables, qui ne nécessitent pas de préparation. Nous avons suivi des fabrications en hiver et en été : les producteurs fermiers sont plus confrontés aux variations de composition chimique du lait que les fromageries, dans la mesure où ils ne mélangent les laits de plusieurs troupeaux. Leur expérience leur permet de connaître progressivement les caractéristiques de certains alpages, plus ou moins ensoleillés, à des altitudes différentes, qui les obligent à adapter leurs pratiques de fabrication. Selon le type d'herbe, les laits ne caillent pas dans le même temps. En outre, ils connaissent bien la composition de leur troupeau et sont ainsi à même d'évaluer la qualité du lait produit par les vaches selon leur stade de lactation. Le temps de caillage du lait dure en moyenne 50 minutes, dont un temps de prise de 20 minutes qui correspond à l'apparition d'un gel, puis une durée de coagulation de 30 minutes. La fabrication en fromagerie connaît moins de variations : le mélange des laits tend à estomper les différences. De plus, les variations observées correspondent au changement d'alimentation entre le foin et l'herbe fraîche : ce changement est repérable chaque année aux mêmes périodes et les savoirs et savoir-faire du fromager lui permettent d'anticiper ces variations. Le producteur, pour s'assurer de la bonne prise du caillé, met sa main dans le gel : s'il se fend en deux de manière franche, le découpage peut commencer. Le découpage du caillé se fait à l'aide d'un tranche-caillé : le producteur tranche d'abord en croix, puis en huit ou en arc de cercle jusqu'à atteindre des grains de la taille des grains de riz ou de maïs.

Selon les producteurs, ils effectuent le décaillage de façon progressive ou en deux temps. Les pratiques varient : "on tranche en deux fois parce que ça permet de mieux voir où en sont les grains de caillé." Mais les explications sont diverses : le type de décaillage dépend, d'après les producteurs, "du fromage que l'on veut : plus ou moins souple ; selon les laits, les grains peuvent être plus fragiles." Ceux qui décaillent en deux temps, retourne la caillé à l'aide de la poche et brasse l'ensemble dans la cuve. C'est également un moyen pour que les grains ne collent pas dans le fond et ne se réagglomèrent pas. Etant une pâte mi-cuite, l'abondance subit un chauffage du caillé : précédant le chauffage, l'ensemble est brassé durant 10 minutes environ. Aujourd'hui, tous les ateliers ont installé un brasseur mécanique qui "facilite largement le travail" des transformateurs. La généralisation de cet instrument ne semble pas avoir été l'objet de discussions particulières, alors même qu'elle s'inscrit dans un processus de mécanisation de la fabrication. Les producteurs estiment que cette innovation "permet de dégager du temps pour d'autres activités, en particulier le retournement des fromages de la fabrication précédente pour les déposer ensuite dans le bac de saumure." Le caillé est donc chauffé jusqu'à une température maximale de 50°C : selon les exploitations, le chauffage est soit régulier et progressif jusqu'à 50°C, soit en deux temps. Là aussi, les explications de la part des transformateurs varient ; le plus souvent, ces différences de pratiques proviennent des acquisitions initiales : selon la façon dont ils ont appris à fabriquer, ils poursuivent les mêmes gestes. Une fois que le caillé a atteint une température d'environ 50°C, il est brassé durant une longue période, près de 45 minutes s'il n'a pas été brassé pendant le chauffage. Quel que soit le type de fabrication, fermière ou laitière, le brassage et le chauffage répondent aux mêmes critères.

message URL photo2.jpg
Photo 2 – Fabrication de l'abondance. Phase de décaillage à l'aide d'un tranche-caillé. Le producteur découpe lentement le caillé en faisant des arcs de cercle (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).

Jusqu'à présent, le soutirage du caillé pouvait être effectué à la toile ou sous vide, c'est-à-dire que les grains de caillé étaient aspirés et déposés directement dans les moules. En fait, les producteurs fermiers situés dans le Haut-Chablais soutirent à la toile, alors qu'en production industrielle et chez des producteurs fermiers polyvalents, c'est-à-dire qui fabriquent plusieurs fromages sur leur exploitation, le soutirage s'effectue principalement mécaniquement. Le soutirage à la toile est un exercice difficile car le poids soulevé par les producteurs est important. Une grande toile de plus de 2 mètres carrés en lin est utilisée : les producteurs nouent deux coins à leur cou, enroulent les autres extrémités autour d'une tige en inox, et se penchent dans la cuve pour récupérer les grains de caillé qui reposent au fond de la cuve.

message URL photo3.jpg
Photo 3 – Fabrication de l'abondance. Préparation du soutirage à la toile. Le producteur noue la toile à son cou et enroule l'autre extrémité autour d'une tige souple (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).
message URL photo4.jpg
Photo 4 – Fabrication de l'abondance. Soutirage à la toile. Le producteur se penche et plonge la toile dans la cuve pour remonter les grains de caillé (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).

Selon le nombre de fromages que le producteur fabrique, qu'il évalue en fonction du volume de lait, il doit opérer un découpage invisible dans la masse agglomérée lorsqu'il prélève le caillé pour avoir des tailles de fromages homogènes. Une fois qu'il a soutiré les grains, il détache la toile de son cou et dépose l'ensemble dans les moules. Les moules circulaires, en bois ou en plastique, donnent un talon concave aux fromages, critère intangible de l'aspect de l'abondance dans le décret d'appellation. Ensuite, le producteur expulse le petit-lait en appuyant sur le caillé dans la toile. Il répète cette opération jusqu'à avoir soutiré tout le caillé de la cuve.

message URL photo5.jpg
Photo 5 – Fabrication de l'abondance. Soutirage à la toile. Le producteur soulève le caillé récupéré dans la toile de lin (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).

Certains donnent le petit lait aux vaches et aux veaux, d'autres fabriquent du sérac ; les coopératives le vendent parfois à des industriels qui le transforment en poudre de lactosérum. Dans la fabrication industrielle, le caillé est soutiré mécaniquement : il est aspiré dans des tuyaux et déposé dans les moules disposés sur une table de moulage. Dans tous les cas, les fromages sont mis sous presse et retournés. Au bout de 24 heures, les fromages sont salés, à la main ou en saumure. A l'instar du brassage mécanique, le saumurage (action de plonger un produit dans une eau saturée en sel) s'est généralisé dans les exploitations. Il permet d'avoir des fromages salés plus régulièrement, qui ont ensuite moins de problèmes à l'affinage73. En outre, cette pratique facilite le travail : les fromages sont gros et lourds et le salage à la main exige plus de manipulations que le bain de saumure. La saumure doit être régulièrement mesurée, pour s'assurer que le niveau de sel est bon et elle est changée tous les mois.

message URL photo6.jpg
Photo 6 – Fabrication de l'abondance. L'égouttage. Le producteur dépose le caillé dans un moule où il sera ensuite pressé (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).
message URL photo7.jpg
Photo 7 – Fabrication de l'abondance. L'égouttage. Le producteur presse avec ses mains les grains de caillé pour qu'ils prennent une place homogène dans le moule et accélère de cette façon l'égouttage du lactosérum (Vallée d'Abondance, 1997, M. Faure).

Les soins en caves reposent sur des savoir-faire très spécifiques puisque que la croûte doit être emmorgée : durant les 3 mois minimums d'affinage, le transformateur retourne et frotte chaque fromage avec de la morge. La morge est un mélange d'eau et de sel au départ, souvent extrait de la saumure. Elle est renouvelée aussi souvent que nécessaire, par exemple toutes les semaines à la cave collective. Selon les producteurs, "on sait qu'il faut la renouveler quand elle est filante, c'est-à-dire qu'elle a des fils, au niveau du touché, et elle sent mauvais". A chaque fois qu'un fromage est frotté, une partie est déposée dans la morge : celle-ci se densifie au fur et à mesure des soins. Si un fromage a des moisissures, il y a un risque de contamination sur les autres fromages. Le principe de l'emmorgeage repose sur la récupération de la morge de fromages plus affinés pour laver et frotter des fromages plus jeunes : cette pratique comporte des risques sanitaires à cause de la rétro-contamination, notamment en listeria (résiste au sel et peu se développer en températures relatives froides).

Un producteur d'abondance explique que

‘"l'on garde toujours un peu d'une ancienne souche que l'on mélange à de la saumure. Ensuite, on peut l'utiliser, sans avoir besoin de la laisser reposer. Quand on doit complètement refaire une morge, on récupère les bactéries sur les fromages les plus vieux pour frotter les plus jeunes. Les plus jeunes fromages sont frottés et bien emmorgés. Il faut qu'ils aient une bonne croûte. Les fromages les plus affinés ont besoin de moins de soins, un simple coup de brosse, sans sel, juste pour les laver et enlever la pellicule brillante."’

Les pratiques d'emmorgeage sont encore peu connues des technologues, dont les travaux ont surtout porté sur la production de lait et la transformation fromagère dans la mesure où ils estiment que ces deux phases laissent une plus grande marge de manoeuvre pour améliorer la qualité. Les observations que nous avons menées montrent que ces pratiques font appel à une gestion et une connaissance très fine du vivant et de sa variabilité, elles exigent beaucoup d'expérience pour juger de l'état des fromages et du type de soins qu'ils réclament.

Notes
70.

Nous employons l'expression "type fruitière" pour ne pas induire le lecteur en erreur dans la mesure où le décret d'appellation abondance ne distingue pas de dénomination "abondance fruitier". Quelle que soit la taille de la fromagerie, à partir du moment où il y a mélange de laits, il s'agit d'abondance laitier. Cette note est importante puisque l'on verra que dans le cas du reblochon, une réflexion est en cours pour distinguer la production fruitière de la production laitière.

71.

Dans le cadre de la révision du décret d'appellation de l'abondance, ce délai pourrait être réduit à 12 heures.

72.

Le qualificatif "fermier" n'est pourtant pas défini en tant que tel dans la réglementation : le législateur considère que la production fermière correspond à un mode de production où le producteur concerné maîtrise à la fois les différents stades de la production, de la transformation et de la commercialisation.

73.

La création d'une cave collective fermière à Abondance a sans doute accéléré la disparition du salage à la main dans les dernières exploitations qui le pratiquaient encore : pour un affinage collectif, il est plus facile de travailler sur des fromages homogènes.