Entrer dans une logique d'appellation d'origine contrôlée nécessite d'accepter de rentrer dans une logique d'encadrement technique et de contrôle. Les relations entre tous ces acteurs ne vont pas de soi. Le vivant est l'objet de nombreuses représentations et sa caractérisation est l'objet d'un rapport de force entre les différents acteurs impliqués. La fabrication du fromage mobilise des savoirs et des savoir-faire dont l'intérêt n'est pas perçu de la même manière selon que l'on est producteur ou technicien ; de même que les ingrédients nécessaires pour fromager n'ont pas le même sens pour chacun. Les ferments illustrent bien à la fois la confusion sur ce qu'est un ferment et les représentations qui y sont attachées. Selon les producteurs fermiers de la vallée d'Abondance que nous avons rencontrés, certains utilisent "des yaourts du commerce mais [fabriquent] sans ferment", d'autres achètent des "ferments à l'ITG et [n'utilisent] pas de yaourts", d'autres encore utilisent à la fois "des ferments achetés à un organisme technique et des yaourts". Enfin, certains affirment "fabriquer sans ferment ni yaourt". En 1997, au moins 4 producteurs fermiers de la vallée (sur une cinquantaine) affirmaient n'utiliser ni ferment, ni yaourt. Cette situation se retrouve dans la vallée d'Abondance et le plateau de Gavot seulement ; les producteurs rencontrés dans le reste de la zone AOC avaient une fabrication beaucoup plus calquée sur des procédures techniques diffusées par les techniciens et utilisent des ferments issus de souches sélectionnées et commercialisés par l'Institut technique du Gruyère. Cette confusion est révélatrice de l'évolution des pratiques agricoles et de l'introduction et la généralisation de la présure industrielle : un technicien de l'ITG précise que "dans le Chablais, les producteurs utilisaient traditionnellement de la présure naturelle sur recuite : ils faisaient macérer la caillette de veau dans la recuite75. Ainsi, en emprésurant, ils ensemençaient dans le même temps le lait". La généralisation des présures industrielles a conduit à la disparition de cette pratique et de ces savoir-faire. Les producteurs sont à la recherche aujourd'hui d'une nouvelle façon d'ensemencer, mais préservant les caractéristiques de l'abondance. D'une manière générale, les yaourts, du commerce ou fabriqués à la ferme, se sont avérés bien pratiques pour la transformation fromagère. Toutefois, ces yaourts ne sont pas destinés a priori à la fabrication de fromage et les fabricants de yaourts ne se préoccupent pas de cette question. On notera que les producteurs ne considèrent pas les yaourts comme des ferments : cet ingrédient fait partie de la fabrication traditionnelle. Ils savent fabriquer des yaourts et les utiliser dans la transformation fromagère. Les ferments correspondent à un ingrédient industriel, "dont on ne connaît pas tous les effets et dont on ne sait pas expliquer les mécanismes dans le lait". Les producteurs fermiers apprennent aujourd'hui à articuler plusieurs sources d'ensemencement selon le type de laits qu'ils ont à travailler : "quand on est en alpage, on cherche toujours l'herbe fraîche. Les gens qui changent d'alpage vont toujours au plus frais. C'est parfois plus difficile de fromager, alors on utilise des ferments pour assurer la fabrication (...). Plus l'herbe est fraîche, plus le fromage est dur à faire." De même, un producteur de Châtel nous a conduite sur plusieurs alpages et nous indiquait la qualité de chacun : "là où les pentes sont râpées, le fromage est amer". Les producteurs précisent qu'ils connaissent l'herbe en alpage, qu'ils savent quand la fabrication sera plus difficile, et à ce moment-là ils adaptent leurs savoirs au faire : ils chauffent plus ou moins ou laissent plus longtemps le lait cailler et utilisent plutôt un yaourt ou un ferment acheté à un organisme technique ou un levain naturel. Les levains naturels témoignent de la valeur des savoirs et des savoir-faire d'un producteur : celui qui sait renouveler un levain naturel, en prélevant du lait d'une fabrication et le laissant s'acidifier, jouit d'une grande légitimité auprès des autres producteurs. C'est aujourd'hui une distinction qui semble s'être installée localement : il y a les producteurs fermiers qui fabriquent leurs propres levains et ceux qui utilisent les ferments des techniciens, même si la catégorie des seconds tend à croître au détriment de la première.
Lactosérum restant après une fabrication et que l'on réutilise pour un autre produit.