3.2.2.3.4. Les races locales au coeur de l'identité du système de production

Le règlement technique rassemble les critères de l'appellation d'origine contrôlée et les races animales jouent un rôle important dans la spécificité du fromage. A l'heure actuelle, trois races sont retenues : l'abondance, la montbéliarde et la tarentaise. Cette dernière est très peu présente dans les exploitations. En revanche, on retrouve les troupeaux d'abondances dans les exploitations fermières de la Vallée d'Abondance et du plateau de Gavot et les troupeaux de montbéliardes dans les exploitations laitières et fermières de l'avant-pays savoyard. Selon un technicien de l'UPRA abondance, "jusqu'au début des années 90, les éleveurs souffraient d'un complexe d'infériorité car leur race était jugée folklorique." Il pense que le centenaire de la race en 1994 leur a fait prendre confiance en eux-mêmes et d'ailleurs le nombre d'inséminations a augmenté. Il explique l'attachement des éleveurs aux couleurs de l'abondance de la façon suivante : les couleurs sont facilement transmissibles par la sélection génétique et la génétique empirique a permis de sélectionner sur la couleur des robes associées à de bonnes qualités laitières. De là "vraisemblablement découle une grille esthétique" qui fait que les animaux recherchés aujourd'hui sont des vaches "coquettes", qui doivent avoir en priorité "la lunette, la moustache et les pieds blancs". Il y a un croisement entre ces caractéristiques esthétiques et les critères de production laitière, qui sont dans les schémas actuels d'abord la mamelle (l'élément fonctionnel), le coffre (qui permet de transformer le maximum d'aliments en intégrant le maximum de fourrage) et ensuite d'autres variantes (qualité du lait, taux protéiques, etc.). Les éleveurs qui ont des troupeaux d'abondance sont en effet très attachés "au charme" de la vache : ils veulent "une vache bien maquillée autour des yeux et qui ont les pieds blancs". Plusieurs nous ont dit que "si une vache avait les pieds bien blancs, c'est que c'était une bonne laitière. Mais c'est aussi plus joli. L'abondance doit avoir une belle robe." Mais les éleveurs disent "qu'il n'y a pas assez de génisses à acheter, qu'il n'y a plus d'ateliers et donc l'abondance n'est pas facile à trouver sur la zone". De leur côté, les techniciens de l'UPRA regrettent d'une part que les éleveurs ne s'investissent pas plus dans les schémas de sélection de leur race et dénoncent d'autre part les décisions prises dans le système beaufort : "les gens du beaufort sont des « ayatolistes » ; ils ont basé l'image du fromage sur la tarine, dont les petits veaux « aux yeux faits » en particulier ont de quoi séduire le touriste. La tarine n'est qu'en Savoie, mais l'abondance est dans les deux Savoie. Dans le beaufort, un animal qui a une goutte de holstein [25ème génération selon le technicien] est refusé, c'est une bonne façon de se débarrasser des abondances." Un éleveur de Savoie nous a confié qu'il "préférait la tarentaise parce que c'est le berceau de la race en Savoie et de toute manière le problème de la race abondance, c’est qu’on ne peut plus la contrôler. Ils ont fait n’importe quoi." Ces tensions que l'on perçoit entre l'UPRA et les éleveurs et l'UPRA et le beaufort s'expliquent en partie par le schéma de sélection mis en place dans les années soixante-dix. A cette époque, l'Union de Promotion de la Race abondance, a engagé une ouverture génétique "destinée à accroître le potentiel de la race par une introduction contrôlée de gènes de race holstein de variété rouge76". Cette initiative a semé le trouble au sein de la communauté des éleveurs, craignant de voir l'abondance perdre ses caractéristiques de race de montagne. Face à ces réactions, l'UPRA a interrompu le schéma de sélection et son objectif aujourd'hui est de revenir à une race pure "en profitant des apports positifs qui découlent de cet essai". Toutefois, l'abandon en cours de route du croisement abondance – holstein a suscité des controverses sur l'identité de la race : de nombreux éleveurs remettent en question l'identité de la vache abondance du fait de la complexité de sa généalogie. C'est pourquoi les éleveurs ne s'impliquent pas autant que le voudraient les techniciens dans les schémas de sélection et que certains préfèrent avoir un taureau que faire appel à l'inséminateur : généralement, "les veaux issus de la monte naturelle ne sont pas gardés, alors que ceux issus de l'insémination artificielle sont élevés". En outre, posséder un taureau est une source de fierté pour les éleveurs : "un taureau est un animal dangereux, mais c'est mieux parce qu'en cas de chaleur en alpage ou le week-end, l'inséminateur n'est pas là. Et on choisit mieux ce que l'on veut comme vache. Souvent, l'insémination artificielle ne prend pas. Et pour les vaches, c'est quand même plus naturel." Avoir un taureau sur l'exploitation témoigne pour les éleveurs de leur force, de leur capacité à gérer et à renouveler eux-mêmes un cheptel et c'est aussi un lien au passé, aux façons de conduire un troupeau presque exclusives il y a encore 40 ans, une époque pas si lointaine. Le taureau, même si la majorité des éleveurs le jugent dangereux et reconnaissent l'intérêt de l'insémination artificielle, demeure un signe d'appartenance à une communauté et de possession des savoir-faire de domestication : un taureau est "dangereux, violent, vigoureux, il faut savoir le prendre, il faut s'en méfier, tous les éleveurs ne peuvent pas en avoir un."

Notes
76.

UPRA abondance, 1991, Le centenaire de la race abondance, 1891-1991, Annecy.