"Le beaufort revient de loin ; heureusement que quelques hommes y ont cru" souligne un producteur de lait de Bourg-Saint-Maurice. En effet, dans les années soixante, l'agriculture des hautes vallées de Tarentaise, de Maurienne et du Beaufortain, dans le département de la Savoie, a subi plusieurs crises : l'exode rural les a vidées de leur population, le renchérissement de la main d'oeuvre a compromis la fonction d'alpagiste, et l'industrialisation du secteur laitier s'est intensifiée. Parallèlement, le développement des stations de ski et la construction des barrages hydroélectriques, en particulier celui de Roselend en 195581, déstabilisaient les structures foncières traditionnelles (Mustar 1995).
A cette époque, la production de beaufort se limitait à 500 tonnes, issues principalement des alpages. Le modèle productiviste, défini au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, dominait les orientations agricoles : il s'agissait d'intégrer des innovations technologiques pour produire plus et moderniser les exploitations, afin de contribuer au redressement de la France. Parallèlement, les groupements de développement agricole étaient en plein essor, sous l'impulsion des céréaliculteurs du bassin parisien. Pourtant, quelques chercheurs et professionnels agricoles défendaient une autre logique, plus adaptée aux conditions de l'agriculture de montagne. Des relations fortes se sont instaurées entre des responsables professionnels du beaufort et des chercheurs de l'INRA. Daniel Roybin et Bernard Cristofini (1995) ont analysé cette période et ont emprunté le titre de Brassens "Les copains d'abord" pour la qualifier : selon eux, "l'ancrage historique se situe dans les années 60, avec la mise en relation de quelques responsables professionnels du Beaufortain conduits par Maxime Viallet, et de Germain Mocquot, du département de technologie laitière de l'INRA. Les premiers, à contre-courant des modèles dominants de "plaine", ont fait le pari de faire vivre leur montagne. Pour cela, ils ont créé une coopérative de vallée qui regroupait le lait d'exploitations très diverses (de 2 vaches à plus de 50 !), et fabriquait du beaufort toute l'année". Les auteurs soulignent qu'il s'agissait là "d'une révolution locale". Agriculteurs et chercheurs ont conçu ensemble des programmes de recherche spécifiques prenant en compte les enjeux de l'agriculture de montagne. En outre, quelques agriculteurs très engagés dans cette démarche ont relancé les coopératives à gestion directe pour encourager la responsabilisation et l'implication de l'ensemble des producteurs de lait. Dans le même temps était créée l'Union des producteurs de beaufort (UPB), en charge de l'amélioration de la qualité des fromages, qui a ensuite assuré la coordination des entreprises transformatrices sur le marché. Le fromage beaufort est une pâte pressée cuite, affiné durant plusieurs mois, appellation d'origine contrôlée depuis 1968. Ce fromage se présente sous la forme d'une meule d'environ 40 kg, avec un croûtage jaunâtre uniforme et un talon concave. Le barème de notation prend en compte 4 caractéristiques : la forme (2 points sur 20), le croûtage (3 sur 20), la pâte (7 sur 20) et le goût (8 sur 20). La description de chaque caractéristique souligne à quel point il est difficile de traduire verbalement ce que l'on attend d'un fromage : la pâte du beaufort doit être "souple et onctueuse", et entre parenthèse, il est précisé : "faite". Cette précision montre l'importance de l'évaluation par des hommes de métier, qui savent juger un fromage au-delà d'un barème de notation. Enfin, seuls les fromages ayant obtenu un minimum de 14 points sur 20, dont au moins 5 sur 8 pour le goût, ont droit à l'appellation d'origine beaufort et peuvent être vendus hors zone.
Le fromage beaufort bénéficie de deux qualificatifs en plus de la dénomination "beaufort" pour la production d’hiver : "beaufort d'été" et "beaufort chalet d'alpage", qui reconnaissent deux modes spécifiques de production au sein du système agro-pastoral. Tout d'abord, le terme "Eté" est utilisé pour la production laitière d'herbage de juin à octobre inclus. Le terme "Chalet d'alpage" ne peut être utilisé que pour les productions estivales fabriquées deux fois par jour, en chalet d'alpage au-dessus de 1500 m d'altitude comportant tout au plus la production laitière d'un seul troupeau. Dans tous les cas, la durée minimum d'affinage est de 6 mois.
En 1997, la production de beaufort s'élevait à 3740 tonnes de fromage affiné, en augmentation de 4% par rapport à 1996, répartie pour 53% en beaufort d'hiver, 41% beaufort d'été et 6% beaufort chalet d'alpage. Aujourd'hui, environ 700 producteurs de lait livrent dans 40 ateliers, dont 7 coopératives permanentes, 2 coopératives saisonnières d'hiver, 6 groupements pastoraux, 2 industriels et 21 producteurs individuels. Le terme "coopérative" correspond à une gestion directe, type fruitière, où l'ensemble des livreurs de lait est impliqué dans la gestion de l'entreprise. En revanche, les transformateurs "industriels" sont des acheteurs de lait sur la base de contrats privés avec des producteurs de lait.
Cette rapide introduction permet de baliser et de donner les premières clés du système de production du beaufort. L'organisation en coopératives est l'ossature du système. D'ailleurs, certains craignent aujourd'hui un effritement de cette organisation ; un président de coopérative nous a confié qu'il était "très attaché à l’esprit coopératif : si on le perd, c’est la mort du beaufort. La coopération, c’est ce qui a fait sa force jusqu’à présent." Toutefois, selon les vallées, la présence des coopératives transformatrices en beaufort n'est que de date récente.
L'agriculture de la vallée de la Maurienne est longtemps restée tournée vers l'élevage : les relations avec l'Italie étaient nombreuses. La Maurienne est une voie de passage et de circulation entre le Pô et le Rhône, témoin de la vigueur des échanges économiques et culturels entre les pays. Les éleveurs mauriennais produisaient peu de fromages, à l'exception de tommes ou de bleus en alpage : selon une agricultrice âgée de Lanslevillard, "les agriculteurs de Haute-Maurienne "transformaient un peu en hiver, mais faisaient surtout du bleu en alpage, un peu comme le bleu de Termignon et ils mélangeaient le lait de brebis et le lait de vache : les fromages étaient très gras, même pour les fromages d'un seul lait. Dans le temps, ils avaient la bonne main." La bonne main signifie que les agriculteurs savaient bien fromager et qu'ils laissaient toute la crème pour la fabrication fromagère, alors que, selon elles, maintenant certains écrèment. Jusque dans les années soixante-dix, il y avait beaucoup plus d'élevage en Haute-Maurienne, "chacun faisait ses bêtes" : ils élevaient des bêtes, surtout de race abondance, et allaient les vendre sur les nombreuses foires en Italie. La relance de l'agriculture, après les nombreuses crises, est passée par une modification importante des systèmes agraires : autrefois tournés vers la production de viande, les éleveurs se sont progressivement orientés vers la production laitière.
En 1992, la médaille d'or de la catégorie "gruyère" a été décernée au beaufort lors des Käsiade en Autriche.
La construction de ce barrage a amputé un quart des alpages de Roselend, Saint Guérin et La Giettaz.