Dès l'entrée de la vallée de la Maurienne, les nombreuses industries de l'électro-métallurgie et de l'électro-chimie attestent de la vague d'implantation industrielle du début du siècle, en crise profonde depuis les années soixante-dix. Les agriculteurs disent que l'industrie a inventé les "paysans-ouvriers". En effet, l'installation des usines en basse et moyenne Maurienne a accentué l'exode et l'abandon des villages d'altitude, où toute activité avait disparu. Par exemple, la situation géographique de la vallée des Arves, très isolée, a poussé les habitants à se rapprocher des industries, ne pouvant faire les aller-retours chaque jour. Les populations de cette partie de la vallée se sont ainsi concentrées au bas des versants. Mais la construction d'une coopérative laitière en 1969, sous l'impulsion d'un technicien agricole, responsable d'un GEDA, a relancé l'agriculture de la vallée des Arves. En revanche, la Haute-Maurienne, au-delà de Modane, n'a pas connu l'implantation industrielle. Les villages de Aussois, Lanslebourg, Lanslevillard, Bessans et Bonneval-sur-Arc ont toutefois été contraints de réorienter leurs activités socio-économiques suite au percement du tunnel de Fréjus, alors que jusque là, le col du Mont Cenis constituait la voie de passage privilégiée entre la France et l'Italie. Les acteurs étaient confrontés à la nécessité de trouver une autre logique de développement, excédant ceux de la paroisse/commune ou du "pays"/canton. Gérard Collomb souligne que ces choix "engagent les hommes et les groupes dans des formes nouvelles de rapports économiques et de mise en valeur de leur environnement" (1989 : 199). Dans son ouvrage, l'auteur met en parallèle l'histoire de Lanslebourg et Lanslevillard dans les années soixante-dix à l'articulation de laquelle se joue désormais la capacité des villageois à fonder leur autonomie, à maîtriser leur développement, alors que dans le même temps se trouve mise en question, peut-être, leur propre légitimité comme collectivité, et celle de leur inscription en un territoire. Progressivement, la Haute-Maurienne a positionné son économie sur un "tourisme doux" avec des "stations-villages", propres à accueillir des familles, tel à Val Cenis. Les agriculteurs misent tous aujourd'hui sur cette forme de tourisme et estiment que "l'AOC, c'est important, c'est bien, le beaufort c'est une valeur. Et c'est grâce à un prix de lait élevé que l'on peut envisager un avenir pour l'agriculture. Le tourisme est un atout, il permet de commercialiser les produits." Toutefois, un directeur de coopérative insiste sur le fait "qu'ils sont faibles en offre touristique : c'est une région qui a un fort potentiel : baroque, forts, cols, milieu géographiquement propice mais sous-exploité. Il faudrait dépasser les flux saisonniers pour accueillir tout au long de l'année, et proposer des circuits." Les coopératives laitières de Bessans et Bonneval transforment chacune environ 500 000 litres de lait par an avec une dizaine de producteurs. C'est en 1966 que les coopératives de Lanslebourg et Lanslevillard fusionnent ; cette dernière a été aménagée en magasin en 1992. Pour autant, l'attachement à la coopérative de Lanslevillard perdure et nombreux sont les anciens livreurs qui regrettent "qu'elle ne soit plus qu'un magasin " tout en reconnaissant "qu'il n'est pas possible de transformer le lait de 4 ou 5 agriculteurs de Lanslevillard."
Aujourd'hui, l'agriculture de la vallée de la Maurienne a retrouvé un équilibre, même s'il est encore fragile, avec un bassin laitier regroupant près de 150 livreurs de lait. Les coopératives ont su trouver leur place au sein du système de production du beaufort : leurs fromages sont régulièrement primés dans les concours et elles ont su construire leur autonomie et leurs spécificités.
La zone d'appellation couvre également les vallées de Tarentaise et du Beaufortain. En Tarentaise, l'activité de défrichage des moines au XIIème siècle a contribué à élargir le champ de l'intervention humaine et à dégager de nouveaux espaces pour le travail agricole, et notamment l'inalpage. On distingue deux usages distincts des alpages : d'une part les alpages de type privatifs, essentiellement en Haute-Tarentaise, dont les propriétaires étaient des personnalités reconnues dans la communauté villageoise ; les surfaces d'estive étaient de grande dimension et constituait un patrimoine foncier précieux. D'autre part, on trouve des alpages à usage collectif, sur lesquels les éleveurs regroupaient leurs troupeaux et mettaient en commun la production laitière : il s'agissait du fruit commun. Dans les années quarante, J. Buttin notait que les fruitières "étaient innombrables. Chaque commune a la sienne ; la fruitière communale est devenue l'édifice obligatoire, public, au même titre que l'église, l'école ou la mairie" (1943 : 22).
Aujourd'hui, les alpages collectifs correspondent à une structure juridique spécifique : les groupements pastoraux. Ce type d'alpage est surtout présent en Moyenne Tarentaise. Un agriculteur du groupement pastoral du Cormet d'Arêches82 explique que "la fruitière saisonnière de Plan Pichu transforme durant l'été près de 400 000 litres de lait pour 1150 pièces de beaufort." Etant donné qu'il s'agit de plusieurs troupeaux, composés à 75% de vaches de race tarentaise, les fromages ne peuvent pas prétendre à la mention "chalet d'alpage", réservée à la transformation du lait d'un seul troupeau.
Par ailleurs, les modes de paiement du lait en alpage méritent que l'on s'y attarde. En effet, qu'il s'agisse de groupements pastoraux ou de producteurs individuels, à partir du moment où des vaches de différents éleveurs sont emmenées en alpage, un système très particulier de paiement du lait est mis en place, fonction des stratégies des alpagistes. Prenons tout d'abord l'exemple d'un groupement pastoral communal : celui-ci prend toutes les vaches des éleveurs de la commune concernée, qu'elles soient en pleine lactation ou en fin de lactation. Les vachers ont ainsi un troupeau hétérogène dont la stratégie n'est pas la production maximale de lait mais le fait d'avoir des vaches en pension et en alpage. En revanche, un groupement pastoral, tel que celui du Cormet d'Arêches, valorise très bien le lait puisque transformé sur place en beaufort et commercialisé avec le terme "alpage". Il n'est pas intéressant d'avoir des vaches avec peu de lait, puisque celle-ci coûtent cher et ne rapportent pas beaucoup. Dans ce cas, le mode de paiement est le suivant : les premiers 5 litres de lait produits par une vache ne sont pas payés à l'éleveur mais servent à payer l'entretien, le personnel, etc. ; tous les litres suivants sont en revanche payés cher au producteur puisqu'ils sont bien valorisés (le prix au litre de lait peut aller jusqu'à 4 FF dans certains cas). Si une vache produit moins de 5 litres par jour, l'éleveur doit payer ce qu'il manque. Dans le même registre, nous avons rencontré un producteur individuel qui prend avec lui en alpage des vaches de différents éleveurs : il fabrique uniquement l'été et doit donc produire beaucoup de beaufort à cette période. Son objectif est ainsi d'avoir des vaches en pleine période de lactation : il préfère fixer un seuil élevé, par exemple 8 litres, et payer très cher les litres suivants. Par cette stratégie, il est sûr d'avoir de très bonnes laitières dans son troupeau. Ce système de paiement du lait est général dans la zone d'appellation du beaufort et varie en fonction des stratégies adoptées.
En Tarentaise, contrairement à d'autres zones de montagne, les agriculteurs ne possèdent pas de "montagnettes". Les montagnettes sont des espaces intermédiaires, premier étage de l'inalpage ou destinées à la récolte de fourrages. Selon Guy Burlereaux, cette situation ne s'explique pas seulement par la pente des versants, mais également par "les partages successifs, l'exiguïté des parcelles, leur localisation et un taux de propriétaires absentéistes important" (1994 : 22). Ainsi, ces éléments rendent aujourd'hui l'utilisation des "montagnettes" de plus en plus précaire et difficile ; elles sont d'ailleurs insuffisamment entretenues, à l'inverse du Beaufortain où l'on voit partout des parcelles bien pâturées et dont les bordures sont fauchées.
Les coopératives laitières de la vallée de la Tarentaise datent des années soixante : Bourg-Saint-Maurice en 1964, Moutier, Saint-Martin de Belleville et Aime en 1965.
La vallée a connu un développement touristique de masse dans les années soixante avec la construction des grandes stations de ski. Ce phénomène a considérablement ébranlé les structures foncières traditionnelles. Ces stations, telles celles des Ménuires ou des Arcs, apparaissent comme de véritables villes nouvelles dans les alpages où se pressent des touristes du monde entier. Le développement des stations a opéré une secousse sans précédent, une réelle fracture entre le tourisme et l'agriculture, malgré la permanence de la pluri-activité. Les hommes d'aujourd'hui rejètent cette forme de tourisme : pour certains, "le tourisme de masse est en déclin, donc l’agriculture va peut-être repartir" ; pour d'autres "les touristes sont un mal nécessaire ; il faut bien vendre, on les accepte à partir du moment où ils respectent le lieu." Par ailleurs, la construction de ces stations, forme d'implantation urbaine, au coeur de l'étage symbolique de l'activité agro-pastorale, a bouleversé les rapports sociaux : la surestimation de la valeur économique des terres va conduire les agriculteurs, propriétaires terriens, à vendre. En 1965, M. Ramus écrivait dans le Bulletin de la fédération française d'économie montagnarde, que "la maîtrise du phénomène touristique [à propos du développement des stations de ski en Tarentaise] échappe à la population locale. La rapidité du développement des stations a fait exploser les structures rurales et n'a pas permis à l'agriculteur de s'intégrer naturellement et psychologiquement dans le secteur tertiaire". Il ajoute que "l'activité agricole devient résiduelle et va en s'éteignant" (1965 : 466). Ce contexte modifie les représentations que les hommes se faisaient du territoire et de la valeur qu'ils lui accordaient. Guy Burlereaux évoque "une perversion du jeu social" dans la mesure où les relations entre les acteurs sociaux ont fait naître jalousie et méfiance. Les conséquences du télescopage entre ces deux cultures sont encore présentes aujourd'hui, bien que l'agriculture ait acquis une nouvelle place dans l'économie de la vallée.
Le Beaufortain est à la fois une unité administrative (un canton), un ensemble géographique (la Vallée du Doron) et une unité de peuplement. Il est composé seulement de quatre communes, Queige, Villard, Beaufort et Hauteluce, et son isolement – une seule route d'accès en hiver – a sans doute contribué au maintien d'une communauté villageoise active et des pratiques agricoles. D'ailleurs, l'agriculture du canton exploite tous les étages des versants de la montagne, avec une orientation variée. Les populations du bas de la vallée, proche des communes d'Albertville et d'Ugine, se sont tournées vers les activités industrielles de ce centre dès 1850. On remarque d'ailleurs aujourd'hui de façon très nette que la densité agricole est beaucoup plus forte dans le haut de la vallée. Toutefois, l'activité agricole a considérablement décliné, en particulier entre 1930 et 1960. Les nombreuses petites exploitations, possédant souvent moins de 5 vaches, ne pouvaient pas survivre. En outre, l'industrialisation croissante a accentué l'exode.
En 1955, la construction du barrage de Roselend a provoqué un réel traumatisme dans la population, immergeant dans le même temps 15 alpages sur 54. Ce traumatisme a sans doute été à l'origine de la réaction des beaufortains, qui ont décidé de s'organiser et de chercher ensemble des solutions au déclin de la vallée. La présence d'individus leaders a permis de créer une dynamique, de tisser des liens avec d'autres organismes ou associations et surtout de concevoir un projet collectif dans une vallée qui n'avait pas de tradition communautaire. Contrairement à d'autres vallées savoyardes, le Beaufortain n'a pas connu l'implantation des fruitières, système coopératif à gestion directe. La vie agro-pastorale était fondée sur l'exploitation individuelle des alpages83 et chaque agriculteur alpagiste occupait une place importante dans l'organisation sociale de la commune.
C'est en 1957 qu'est créée la coopérative laitière du Beaufortain, sous l'impulsion de quelques agriculteurs volontaristes, dont Maxime Viallet. Cette coopérative n'ouvrira que quatre ans plus tard, en 1961 : l'achat du bâtiment (une ancienne cave d'affinage), le paiement des crédits, la construction de la salle de fabrication ont nécessité plusieurs années. Elle a été construite à contre-courant de la logique productiviste, pourtant modèle laitier national. En outre, les négociations entre les responsables de la coopérative et les alpagistes n'ont pas été faciles : ces derniers ont obtenu un certain nombre d'avantages. Progressivement, la coopérative est devenue "le pivot du développement agricole, irriguant tout le bassin laitier, assurant les compromis nécessaires à la cohésion sociale, la maîtrise de l'orientation des types d'exploitations recherchés, du partage de la valeur ajoutée, de la pérennité de l'outil collectif" (Burlereaux, 1995 : 16). Elle s'appuie sur le modèle fruitier, c'est-à-dire à gestion directe où les livreurs de lait sont des administrateurs, et revendique trois principes : la constitution de fonds propres, même au détriment du prix du lait, le ramassage du lait tous les jours et, partout, le versement d'un salaire mensuel sous forme d'acompte.
Pour le détail de ce groupement, on pourra se reporter au chapitre 3.1.2.4. Les systèmes agro-pastoraux alpins.
On pourra se reporter avec profit à l'étude particulièrement bien documentée de Viallet H., 1993 – Les alpages et la vie quotidienne d'une communauté montagnarde : Beaufort du moyen âge au XVIII ème siècle, Annecy, Académie Salésienne (ed.), 275 p.