Les coopératives de la zone beaufort structurent le système de production, même si l'on compte une dizaine de producteurs individuels. Les producteurs sont des sociétaires puisqu'il s'agit d'une gestion directe, ils sont en fait propriétaires de l'outil de production. Un directeur assure les tâches administratives (relations commerciales, accueil, promotion), un ou plusieurs fromagers et affineurs sont en charge de la production. Le conseil d'administration regroupe des producteurs représentant l'ensemble des livreurs de lait de la coopérative.
L'exemple de la coopérative de Beaufort-sur-Doron illustre bien l'évolution de la structure. Au départ, la coopérative n'avait qu'une seule activité : la transformation du lait en beaufort. Puis, suite à des demandes, le fromager de l'époque a ouvert un petit point de vente. En 1972, le président de la coopérative impose un magasin aux administrateurs, peu convaincus par cette initiative. L'investissement était lourd et l'accueil de visiteurs n'apparaissait pas comme une priorité ; à l'heure actuelle, on ne conçoit plus une coopérative sans un point de vente et quelques objets et panneaux exposés aux touristes, ce qui fait dire aujourd'hui au directeur : "maintenant tout le monde rigole, mais à l'époque, c'était une révolution". En 1998, la vente directe à la coopérative représentait 15% de la production ; ceci peut paraître peu, pourtant 15% correspond à 127 tonnes de fromage ou 3000 meules de beaufort de 43 kg ou encore 1,3 millions de kg de lait transformé. Le nombre de visiteurs est difficile à évaluer ; toutefois, le directeur estime "qu'environ 100 000 personnes par an s'y rendent, et parfois achètent." Enfin, la coopérative est un des 100 sites remarquables du goût84. Selon un responsable de la coopérative, "si le beaufort n’avait pas été site, d’une façon ou d’une autre, que ce soit nous à Beaufort ou le beaufort en général, il y aurait eu une anomalie pour nous. On était un peu incontournable". Etant donné ses activités pionnières dans de nombreux domaines et sa bonne santé économique, la coopérative de Beaufort-sur-Doron a construit son propre laboratoire d'analyses de la qualité du lait et de suivi technique des producteurs. Les autres coopératives de la zone font appel au laboratoire de l'Union des producteurs de beaufort, basé à Albertville.
Depuis les années soixante-dix, période de relance de la production du beaufort et d'obtention de l'appellation d'origine contrôlée, l'agriculture beaufortaine semble renaître. Plusieurs éléments rendent perceptible ce mouvement, notamment le ralentissement sensible de la diminution du nombre d'agriculteurs (en comparaison des autres régions naturelles de montagne), des reprises d'exploitation par de jeunes agriculteurs et le maintien d'un taux de pluri-activité important (60% contre 40% pour le département de la Savoie selon les statistiques de la Mutualité sociale agricole). Mais le support de la dynamique beaufortaine est plus large que la seule action de la coopérative. En effet, de nombreux groupements se sont implantés et ont insufflé une nouvelle impulsion : on peut notamment mentionner le groupement féminin de vulgarisation, très actif jusqu'au milieu des années quatre-vingt et novateur dans l'approche des questions agricoles85, la SICA des alpages du Beaufortain86 (créée en 1970) et le groupement de développement agricole. En outre, une autre SICA, celle de la vallée du Beaufortain, créée en 1974, travaille pour l'amélioration de la sélection et la productivité des animaux et les aides aux investissements des exploitations ; enfin, l'association foncière pastorale du Cormet de Roselend, qui date de 1976, est essentiellement tournée vers le contrôle du développement touristique sur l'ensemble des alpages du Cormet de Roselend.
Les coopératives sont regroupées au sein de l'Union des producteurs de beaufort, qui agit comme une interface entre elles. Les relations entre les ateliers de transformation selon l'ensemble des personnes rencontrées "sont bonnes car chacun occupe une place différente dans le système de production et fait jouer son autonomie en terme de stratégies de commercialisation, de prix du lait ou de promotion87." Les coopératives sont véritablement les piliers du système de production ; elles mettent en place des stratégies distinctes et l'exemple de la coopérative de Lanslebourg – Lanslevillard en Haute-Maurienne est particulièrement éclairant : son conseil d'administration a décidé de payer 2 centimes supplémentaires par litre de lait pour les troupeaux dont l'ensemble des vaches ont leurs cornes. On peut parler sans doute ici d'une politique patrimoniale locale :
‘"Cette décision, explique le responsable de la coopérative, se fonde sur le principe que l'AOC est une bonne chose, qu'il faut la valoriser mais que ce n'est pas une fin, il ne faut pas valoriser que le produit mais un ensemble d'autres choses, l'environnement, le paysage, l'action des agriculteurs en lien avec la nature. La production ne suffira pas à terme à payer les agriculteurs, il faut qu'ils se tournent vers d'autres ressources, qu'ils en prennent conscience et qu'ils s'y investissent : la double-activité, l'environnement, etc." Il précise que "ajouter 2 centimes pour le maintien des cornes, c'est une question de tradition, d'image et de vérité auprès des consommateurs. Par ailleurs, si une vache a des cornes, c'est qu'elle doit en avoir : il faut préserver la nature ; c'est l'homme, qui est de toute manière au-dessus de l'animal, qui doit s'adapter à la vache et pas l'inverse, c'est-à-dire que c'est à l'homme de créer des étables pour des grands troupeaux suffisamment sûrs pour permettre de conserver les cornes." Les relations que les éleveurs entretiennent avec les animaux sont très fortes : elles s'appuient sur un respect de l'intégrité de l'animal, qui, selon des techniciens du contrôle laitier, "sont au détriment de la production." Un vacher en alpage, et le propriétaire, m'ont confié que "malgré le danger que représentent les cornes, ils n'imaginaient pas les couper, sinon ce ne serait plus une vache". De même, un producteur de lait de Haute-Maurienne souligne "qu'il ne participe pas aux concours, aux comices agricoles, car [il] trouve dommage de s'intéresser autant aux performances laitières des vaches, [il] préférerait qu'on prête plus d'attention à la beauté de la bête."’Les éleveurs considèrent les cornes comme un élément indispensable pour l'animal, comme un élément de leur identité : "c'est important les cornes, sinon ça fait pas joli, c'est la beauté de la bête, et c'est un plus pour vendre. Sans les cornes, elles perdent leur charme." Cette forme d'anthropomorphisme est présente chez l'ensemble des éleveurs de la zone beaufort, même s'ils ne défendent pas tous les mêmes races animales. La vache tarentaise demeure l'emblème du système de production beaufort, elle est mise en avant tant par le syndicat que par les éleveurs. Toutefois, les éleveurs qui estiment dommage que d'autres races, notamment la montbéliardes, aient été interdites, considèrent de la même façon leurs animaux : un éleveur de Haute-Maurienne pense "qu'ils auraient pu laisser la montbéliarde dans le décret, parce que c'est aussi une race locale. En plus, il est difficile de trouver une bonne tarine" ; à propos des cornes, il juge que "c'est important de ne pas aller contre la nature ; il y a des agriculteurs qui ont commencé à couper les queues, alors dans ce cas on n'a plus qu'à conserver qu'un pis et on n'a plus besoin du reste. Les cornes c'est la nature, et une vache n'est pas belle sans cornes." Cette idée de nature est souvent présente chez les agriculteurs, ils sont particulièrement attachés à perturber le moins possible "l'ordre des choses". Les différents entretiens et observations montrent qu'ils prennent aujourd'hui du recul à l'égard des innovations techniques ou des préconisations sanitaires. Deux exemples illustrent bien cette idée : d'une part, nombreux sont les éleveurs qui possèdent un taureau, le plus souvent "durant 100 jours", période d'alpage, parce "qu'on voit mieux les chaleurs et c'est plus naturel que l'insémination" ; d'autre part, ils limitent "l'utilisation de produits détergents pour nettoyer les trayons, l'eau chaude suffit, il faut aussi penser au bien-être des animaux". Les éleveurs sont très sensibles à l'évolution de la réglementation sanitaire ; ils sont amenés à employer de nombreux produits pour désinfecter les locaux et les instruments ; les pratiques hygiénistes sont mises en avant. Mais les agriculteurs évoquent le problème "des laits morts, des laits dans lesquels il n'y a plus rien ; bientôt il faudra réintroduire des vaches avec beaucoup de leucocytes pour remettre des cellules dans le lait". Ils sont conscients des enjeux actuels relatifs à la sécurité alimentaire, mais ils regrettent "la démesure de la réglementation : la propreté, oui, mais il ne faut pas tout enlever. Le lait a toujours quelque chose, mais maintenant il n'y a plus rien. Ils enlèvent le bon et le mauvais." Le rapport à l'animal est vécu de manière très différente entre les agriculteurs et les techniciens du contrôle laitier qui vont sur les exploitations. Un contrôleur laitier raconte que "les éleveurs de Saint Sorlin achètent une vache si elle est vraie belle, c'est-à-dire qu'ils regardent en premier son apparence avant l'état de la mamelle ou ses performances laitières", ce qui le désole. Il ajoute que "les cornes, ce n'est pas l'image, on n'abîme pas la sélection, ce n'est pas génétique, ça n'est pas un organisme génétiquement modifié, et ça ne change rien à la transformation fromagère. Par contre, ceux qui veulent conserver à tout prix les cornes mais qui paradoxalement achètent tout ou partie de foin de Crau sont des rigolos".
Après avoir piloté l’inventaire du patrimoine culinaire, le Conseil National des Arts Culinaires a lancé un projet d’inventaire des sites remarquables du goût en 1993. Les sites sont sélectionnés à partir de 6 critères (produit, savoir-faire, architecture, visite, historique, paysager) et les hauts lieux peuvent être des monuments historiques, des sites de productions industriels historiques ou de production artisanaux et/ou agricoles, des marchés, foires et fêtes exceptionnelles ou des sites génériques. En 1994, 100 sites avaient été retenus, dont le Cormet de Roselend dans le Beaufortain.
L'agricultrice, présidente durant plusieurs années de ce groupement, rappelle d’ailleurs qu'à cette époque-là la question des farines animales dans l'alimentation bovine se posait déjà : les agricultrices étaient très interrogatrices sur la "farine d'os" que les techniciens conseillaient pour l'alimentation animale alors même qu’elles n’arrivaient pas à obtenir d’informations supplémentaires sur la composition de ces farines de la part des fabricants !
La SICA des alpages du Beaufortain a surtout un rôle dans le soutien et l'aménagement structurel et fonctionnel des alpages.
Le paiement du lait à la qualité est aujourd'hui appliqué au niveau national. Six critères en Savoie constitue la grille de paiement : les germes totaux, les leucocytes, les butyriques, les coliformes, le taux protéique et le taux butyreux. Selon la composition du lait, les éleveurs gagnent ou perdent des centimes sur le lait. En moyenne en 1998, le prix du lait en Savoie s'élevait à 3,20 FF (zone beaufort) alors qu'il était seulement de 2,60 FF en Haute-Savoie (zone reblochon).