3.2.3.5. AOC, normalisation et encadrement technique

Les agriculteurs assimilent souvent appellation d'origine contrôlée et normalisation, ce qui est par ailleurs symptomatique des relations avec les techniciens. Selon eux, "le cahier des charges, c'est notre gagne-pain, il était important de mettre des limites, mais on a une inflation des normes. Pour les races, il fallait le préciser dans les cahiers des charges, sinon il y aurait partout des noires [race holstein]. C'est important que le lait soit transformé en beaufort sinon le prix serait celui payé pour l'emmental." Beaucoup estiment que "l'AOC est un bien, le prix du beaufort ne serait pas ce qu'il est sans l'AOC". D'après un responsable du syndicat de défense, "le décret beaufort est très codifié. Donc les transformateurs, et en particulier les industriels [les acheteurs de lait] sont obligés de suivre le décret beaufort. Mais ce n'est pas sans mal. Ils aimeraient bien dévier, on a régulièrement des affaires en justice." Les agriculteurs perçoivent cette codification, au travers du décret d'AOC et du règlement technique, comme une protection de leur produit face aux contrefaçons, mais la considèrent aussi comme une contrainte : un éleveur de Tarentaise estimait que "tout était trop codifié ; l'AOC, c'est bien contre les copies, mais aujourd'hui on ne peut plus rien faire, il y a trop d'écrit, c'est pas bon pour le produit."

Dans le système de production du beaufort, l'appui et le conseil techniques ont plusieurs formes puisqu'il existe, en plus des organismes de développement, un service technique interprofessionnel du beaufort depuis 1965. Les techniciens de ce service défendent une conception différente du fromage et des modes de production de celle des techniciens d'organismes de développement : ils regrettent et dénoncent l'appauvrissement des flores dans les laits et les fromages. Cette perception de la fabrication est en contradiction avec le discours technique habituel qui défend une conception plus hygiéniste en mettant en place des pratiques codées dans le cadre de démarches d'assurance qualité. Ce débat existe dans la zone beaufort et en particulier dans une coopérative dont le responsable, issu d'une formation d'ENIL, souhaite mettre en place la méthode HACCP92. Les fromagers résistent, ils ne sont pas favorables à cette méthode qu'ils jugent "néfaste pour le produit et surtout inutile : un fromager travaille proprement sans avoir besoin de tout écrire ; c'est parce qu'on connaît bien le lait qu'on sait quand il y a un problème." Un fromager précise que "même s'il y a différents fromagers, on fait le même fromage. Ceux qui font encore du beaufort, c'est qu'ils ont admis l'image du beaufort, c'est un fromage traditionnel, au lait cru, qui vit. La fabrication n'est pas un acquis. Ce n'est pas un produit standardisé, même avec de l'expérience, la fabrication n'est jamais un acquis." Les nouveaux fromagers, les plus jeunes, ont généralement suivi une formation dans une Ecole Nationale d'Industrie Laitière : ils considèrent que "ces cours permettent d'acquérir les bases théoriques de la fabrication", mais pour autant ils ont "besoin des conseils des techniciens du beaufort, parce qu'ils ont une vision plus large et connaissent ce qui se passe dans les autres ateliers ; leurs conseils sont précieux." Une des tâches notamment des techniciens est d'aider les nouveaux fromagers à fabriquer et utiliser la présure naturelle sur recuite, méthode ancienne qui exige beaucoup d'expérience et non enseignée dans les écoles d'industrie laitière.

Le laboratoire de l'Union des producteurs de beaufort assure l'encadrement technique de la production, du lait au fromage affiné. Les techniciens fromagers sont formés pour "pouvoir apporter un plus aux fromagers, pour les aider à interpréter les résultats des analyses effectuées par le laboratoire". Au cours d'un suivi technique où nous avons accompagné le technicien en alpage, nous avons mené un entretien avec chacun et observé l'ensemble du suivi. D'une façon générale, les fromagers que nous avons rencontrés estiment que "les conseils des techniciens de l'UPB sont indispensables ; en plus, ils prennent le temps d'écouter et ils apportent des conseils adaptés à la fabrication du beaufort." Les fromagers, en particulier les jeunes qui s'installent, témoignent de l'intérêt qu'ils portent à ces conseils : "on a encore besoin d'apprendre, on continue à faire des stages, parce que l'enseignement scolaire ne suffit pas, il nous apporte les bases théoriques mais après il faut s'adapter au lait, aux variations dues à l'alimentation, aux vaches, aux modes de fabrication spécifiques du beaufort." Au fur et à mesure de la fabrication, le technicien fait des remarques au fromager sur la température de chauffe, sur le temps de prise, les temps de caillage, le décaillage, la taille et la fermeté du grain, etc. Il fait également des remarques sur l'état de l'atelier : par exemple, en arrivant, il restait des petits grains de caillé sur la presse car le fromager, la veille, avait frotté un fromage mais il n'avait pas nettoyé la presse : le technicien lui a fait plusieurs remarques à ce sujet et a fini par nettoyer lui-même la presse.

Les techniciens, bien qu'étant très impliqués dans le système de production du beaufort et très attachés aux valeurs défendues par les professionnels, ont également une responsabilité de contrôle des pratiques d'hygiène et doivent sensibiliser les producteurs sur ces questions. Toutefois, techniciens et fromagers s'accordent à dire que "les laits sont trop pauvres, que les normes sont allées trop loin car on ne peut plus fromager, les laits ne caillent plus." Le suivi technique sur place dure environ 5 heures et le fromager reçoit plus tard les résultats des analyses dont il discutera avec le technicien lors du prochain suivi.

message URL photo19.jpg
Photo 19 – Au cours des suivis techniques sur les exploitations, producteurs et techniciens du service interne au syndicat prennent le temps de discuter et d'échanger sur des problèmes de fabrication mais également sur des questions concernant plus largement l'appellation, son évolution, les nouvelles normes (Vanoise, 1998, M. Faure).

Les techniciens qui n'appartiennent pas au service technique interprofessionnel, en particulier les contrôleurs laitiers, jouent également un rôle relationnel important entre les agriculteurs. Ces techniciens ont la charge du suivi dans de nombreuses exploitations et les différentes occasions où nous avons accompagné un technicien durant une journée, nous avons pu nous rendre compte que leur rôle dépasse le cadre strict de leurs activités professionnelles : il fait le lien entre les alpages, il fait circuler les nouvelles des uns et des autres, les informations, il explique les nouvelles normes, il est un médiateur entre les structures de décision et les agriculteurs. La journée du contrôleur laitier commence tôt et se termine tard dans la mesure où il effectue des prélèvements de lait à la traite du matin et à la traite du soir. En revanche, il n'est pas sur les exploitations en milieu de journée, période généralement consacrée à des activités administratives. Durant l'été, un technicien du contrôle laitier nous confiait que "c'était éprouvant pour l'organisme de monter à 1700 m pour un suivi, redescendre à 900 m et remonter encore le soir pour un autre suivi." Il se rend en voiture sur l'alpage concerné : il doit bien connaître les pratiques des agriculteurs en matière de conduite de troupeaux et de gestion de l'herbe pour trouver le lieu de traite : en effet, même s'il est en contact régulier avec chaque producteur, il ne les voit pas tous les jours. Au moment des contrôles, il ne sait pas toujours avec précision l'endroit où les éleveurs se trouvent avec leur troupeau et ils ne sont pas forcément visibles depuis les chemins praticables en voiture. Une fois sur place, le contrôleur sort ces instruments de mesure et s'installe à l'arrière de la machine à traire. Il y passera l'après-midi – dans le cas du suivi de la traite du soir de 15 heures à 18 heures environ - et n'aura que peu de contacts directs avec l'éleveur, avec les vachers. La machine à traire mobile nécessite un groupe électrogène pour fonctionner et le bruit ne permet pas d'avoir d'autres discussions que d'ordre technique. En revanche, le contrôleur laitier et l'éleveur prennent parfois le temps avant et surtout après la traite, de retour au chalet pour discuter : à ce moment là, les échanges ne portent pas exclusivement sur les résultats laitiers de l'exploitation mais sur ce qui se passe chez d'autres producteurs, sur les nouvelles réglementations93, sur les orientations des organismes techniques d'élevage. Passant d'une exploitation à l'autre, il fait le lien entre les éleveurs, en particulier l'été où chacun est isolé sur les alpages. Les rencontres entre producteurs sont plus rares durant la période estivale donc le rôle du contrôleur laitier pour mettre en relation et faire circuler les informations est accru.

Cet aspect du travail du technicien n'est pas négligeable, vu le temps consacré à chaque exploitant et les nombreuses questions qui lui sont posées. Mais ces techniciens dépendent d'un organisme de développement départemental avec lesquels certains se sentent en décalage. L'exemple donné par un contrôleur laitier de la limitation à 5000 kg de lait par vache en moyenne annuelle par troupeau dans la révision du décret beaufort illustre bien les difficultés : initialement, "j'étais sceptique et progressivement, j'ai compris que cette décision était purement politique, et surtout pas technique, c'est bien pour l'image du beaufort." Toutefois, il reconnaît qu'il ne sait pas faire faire moins de lait à une vache, si ce n'est en la faisant manger moins, au détriment de l'animal, en lui faisant perdre du poids. Il ajoute :

‘"nous, en tant que techniciens, on s'est remis en cause, pour essayer d'être en phase avec l'appellation mais on se trouve du coup en contradiction avec ce que nous dit notre tutelle à Chambéry. De toute manière, les coopératives ne s'intéressent pas tellement non plus à ce problème ; pour l'instant, si un éleveur dépasse 5000 kg par vache, il ne se passe rien, il n'y a pas de sanction, très peu d'exploitations dépassent ce seuil. Mais il va bien falloir s'en préoccuper. Les coopératives ne savent pas plus que nous comment faire pour qu'une vache produise moins de lait."’

Par ailleurs, en 1998, les contrôleurs laitiers étaient amenés à utiliser un nouvel outil informatique pour calculer et faire des prévisions pour les agriculteurs : ils peuvent ainsi déterminer s'il faut augmenter le troupeau, augmenter la production laitière ou augmenter la ration journalière des vaches. Mais les agriculteurs ne sont tous très intéressés par ces innovations et selon un technicien "ce système est imposé aux agriculteurs par les chefs du contrôle laitier, par les ingénieurs. Cet outil est sans doute intéressant dans le Nord de la France, plus tourné vers la productivité, mais il n'est pas adapté à des exploitations extensives. Le problème, c'est que là, c'est nous qui faisons la demande, les agriculteurs n'en voient pas l'utilité."

Notes
92.

Hazard analysis critical control points. Analyse des dangers, points critiques, pour leur maîtrise.

93.

Durant l'été 1998, les discussions ont notamment porté sur la réglementation concernant les laits hors normes : limitation à 100000 germes/ml et à 400000 cellules/ml. Le contrôleur laitier expliquait les conséquences en terme d'arrêt de collecte pour les éleveurs dépassant ce seuil.